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BIEN, SOUVERAIN BIEN.

suite non interrompue de plaisirs : une telle série est incompatible avec nos organes et avec notre destination. Il y a un grand plaisir à manger et à boire, un plus grand plaisir est dans l’union des deux sexes ; mais il est clair que si l’homme mangeait toujours, ou était toujours dans l’extase de la jouissance, ses organes n’y pourraient suffire ; il est encore évident qu’il ne pourrait remplir les destinations de la vie, et que le genre humain en ce cas périrait par le plaisir.

Passer continuellement, sans interruption, d’un plaisir à un autre, est encore une autre chimère. Il faut que la femme qui a conçu accouche, ce qui est une peine ; il faut que l’homme fende le bois et taille la pierre, ce qui n’est pas un plaisir.

Si on donne le nom de bonheur à quelques plaisirs répandus dans cette vie, il y a du bonheur en effet ; si on ne donne ce nom qu’à un plaisir toujours permanent, ou à une file continue et variée de sensations délicieuses, le bonheur n’est pas fait pour ce globe terraqué : cherchez ailleurs.

Si on appelle bonheur une situation de l’homme, comme des richesses, de la puissance, de la réputation, etc., on ne se trompe pas moins. Il y a tel charbonnier plus heureux que tel souverain. Qu’on demande à Cromwell s’il a été plus content quand il était protecteur que quand il allait au cabaret dans sa jeunesse, il répondra probablement que le temps de sa tyrannie n’a pas été le plus rempli de plaisirs. Combien de laides bourgeoises sont plus satisfaites qu’Hélène et Cléopâtre !

Mais il y a une petite observation à faire ici , c’est que quand nous disons : Il est probable qu’un tel homme est plus heureux qu’un tel autre, qu’un jeune muletier a de grands avantages sur Charles-Quint, qu’une marchande de modes est plus satisfaite qu’une princesse, nous devons nous en tenir à ce probable. Il y a grande apparence qu’un muletier se portant bien a plus de plaisir que Charles-Quint mangé de goutte ; mais il se peut bien faire aussi que Charles-Quint avec des béquilles repasse dans sa tête avec tant de plaisir qu’il a tenu un roi de France et un pape prisonniers, que son sort vaille encore mieux à toute force que celui d’un jeune muletier vigoureux.

Il n’appartient certainement qu’à Dieu, à un être qui verrait dans tous les cœurs, de décider quel est l’homme le plus heureux. Il n’y a qu’un seul cas où un homme puisse affirmer que son état actuel est pire ou meilleur que celui de son voisin : ce cas est celui de la rivalité, et le moment de la victoire.

Je suppose qu’Archimède a un rendez-vous la nuit avec sa