Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome17.djvu/594

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
574
BIEN, SOUVERAIN BIEN.

maîtresse. Nomentanus a le même rendez-vous à la même heure. Archimède se présente à la porte ; on la lui ferme au nez, et on rouvre à son rival, qui fait un excellent souper, pendant lequel il ne manque pas de se moquer d’Archimède, et jouit ensuite de sa maîtresse, tandis que l’autre reste dans la rue, exposé au froid, à la pluie, et à la grêle. Il est certain que Nomentanus est en droit de dire : Je suis plus heureux cette nuit qu’Archimède, j’ai plus de plaisir que lui ; mais il faut qu’il ajoute : supposé qu’Archimède ne soit occupé que du chagrin de ne point faire un bon souper, d’être méprisé et trompé par une belle femme, d’être supplanté par son rival, et du mal que lui font la pluie, la grêle, et le froid. Car si le philosophe de la rue fait réflexion que ni une catin ni la pluie ne doivent troubler son âme ; s’il s’occupe d’un beau problème, et s’il découvre la proportion du cylindre et de la sphère, il peut éprouver un plaisir cent fois au-dessus de celui de Nomentanus.

Il n’y a donc que le seul cas du plaisir actuel et de la douleur actuelle, où l’on puisse comparer le sort de deux hommes, en faisant abstraction de tout le reste. Il est indubitable que celui qui jouit de sa maîtresse est plus heureux dans ce moment que son rival méprisé qui gémit. Un homme sain qui mange une bonne perdrix a sans doute un moment préférable à celui d’un homme tourmenté de la colique ; mais on ne peut aller au delà avec sûreté ; on ne peut évaluer l’être d’un homme avec celui d’un autre ; on n’a point de balance pour peser les désirs et les sensations.

Nous avons commencé cet article par Platon et son souverain bien ; nous le finirons par Solon, et par ce grand mot qui a fait tant de fortune : « Il ne faut appeler personne heureux avant sa mort. » Cet axiome n’est au fond qu’une puérilité, comme tant d’apophthegmes consacrés dans l’antiquité. Le moment de la mort n’a rien de commun avec le sort qu’on a éprouvé dans la vie ; on peut périr d’une mort violente et infâme, et avoir goûté jusque-là tous les plaisirs dont la nature humaine est susceptible. Il est très-possible et très-ordinaire qu’un homme heureux cesse de l’être : qui en doute ? mais il n’a pas moins eu ses moments heureux.

Que veut donc dire le mot de Solon ? qu’il n’est pas sûr qu’un homme qui a du plaisir aujourd’hui en ait demain ? en ce cas, c’est une vérité si incontestable et si triviale qu’elle ne valait pas la peine d’être dite.