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BIEN ET MAL, PHYSIQUE ET MORAL.

fond que le mal physique. Ce mal moral n’est qu’un sentiment douloureux qu’un être organisé cause à un autre être organisé. Les rapines, les outrages, etc., ne sont un mal qu’autant qu’ils en causent. Or, comme nous ne pouvons assurément faire aucun mal à Dieu, il est clair, par les lumières de la raison (indépendamment de la foi, qui est tout autre chose), qu’il n’y a point de mal moral par rapport à l’Être suprême.

Comme le plus grand des maux physiques est la mort, le plus grand des maux en moral est assurément la guerre : elle traîne après elle tous les crimes ; calomnies dans les déclarations, perfidies dans les traités ; la rapine, la dévastation, la douleur et la mort sous toutes les formes.

Tout cela est un mal physique pour l’homme, et n’est pas plus mal moral par rapport à Dieu que la rage des chiens qui se mordent. C’est un lieu commun aussi faux que faible de dire qu’il n’y a que les hommes qui s’entr’égorgent ; les loups, les chiens, les chats, les coqs, les cailles, etc., se battent entre eux, espèce contre espèce ; les araignées de bois se dévorent les unes les autres : tous les mâles se battent pour les femelles. Cette guerre est la suite des lois de la nature, des principes qui sont dans leur sang ; tout est lié, tout est nécessaire.

La nature a donné à l’homme environ vingt-deux ans de vie l’un portant l’autre, c’est-à-dire que de mille enfants nés dans un mois, les uns étant morts au berceau, les autres ayant vécu jusqu’à trente ans, d’autres jusqu’à cinquante, quelques-uns jusqu’à quatre-vingts, faites ensuite une règle de compagnie, vous trouverez environ vingt-deux ans pour chacun.

Qu’importe à Dieu qu’on meure à la guerre, ou qu’on meure de la fièvre ? La guerre emporte moins de mortels que la petite vérole. Le fléau de la guerre est passager, et celui de la petite vérole règne toujours dans toute la terre à la suite de tant d’autres ; et tous les fléaux sont tellement combinés que la règle des vingt-deux ans de la vie est toujours constante en général.

L’homme offense Dieu en tuant son prochain, dites-vous. Si cela est, les conducteurs des nations sont d’horribles criminels, car ils font égorger, en invoquant Dieu même, une foule prodigieuse de leurs semblables, pour de vils intérêts qu’il vaudrait mieux abandonner. Mais comment offensent-ils Dieu ? (à ne raisonner qu’en philosophe) comme les tigres et les crocodiles l’offensent ; ce n’est pas Dieu assurément qu’ils tourmentent, c’est leur prochain ; ce n’est qu’envers l’homme que l’homme peut être coupable. Un voleur de grand chemin ne saurait voler