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CHAÎNE DES ÊTRES CRÉÉS.

paraissent les moines, et la marche est fermée par les capucins.

Mais il y a peut-être un peu plus de distance entre Dieu et ses plus parfaites créatures qu’entre le saint-père et le doyen du sacré collége : ce doyen peut devenir pape ; mais le plus parfait des génies créés par l’Être suprême peut-il devenir Dieu ? n’y a-t-il pas l’infini entre Dieu et lui ?

Cette chaîne, cette gradation prétendue n’existe pas plus dans les végétaux et dans les animaux ; la preuve en est qu’il y a des espèces de plantes et d’animaux qui sont détruites. Nous n’avons plus de murex. Il était défendu aux Juifs de manger du griffon et de l’ixion ; ces deux espèces ont probablement disparu de ce monde, quoi qu’en dise Bochart[1] : où donc est la chaîne ?

Quand même nous n’aurions pas perdu quelques espèces, il est visible qu’on en peut détruire. Les lions, les rhinocéros commencent à devenir fort rares. Si le reste du monde avait imité les Anglais, il n’y aurait plus de loups sur la terre.

Il est probable qu’il y a eu des races d’hommes qu’on ne retrouve plus. Mais je veux qu’elles aient toutes subsisté, ainsi que les blancs, les nègres, les Cafres, à qui la nature a donné un tablier de leur peau, pendant du ventre à la moitié des cuisses, et les Samoyèdes dont les femmes ont un mamelon d’un bel ébène, etc.

N’y a-t-il pas visiblement un vide entre le singe et l’homme ? N’est-il pas aisé d’imaginer un animal à deux pieds sans plumes, qui serait intelligent sans avoir ni l’usage de la parole, ni notre figure, que nous pourrions apprivoiser, qui répondrait à nos signes, et qui nous servirait ? et entre cette nouvelle espèce et celle de l’homme, n’en pourrait-on pas imaginer d’autres ?

Par delà l’homme, vous logez dans le ciel, divin Platon, une file de substances célestes ; nous croyons, nous autres, à quelques-unes de ces substances, parce que la foi nous l’enseigne. Mais vous, quelle raison avez-vous d’y croire ? vous n’avez point parlé apparemment au génie de Socrate ; et le bonhomme Hérès, qui ressuscita exprès pour vous apprendre les secrets de l’autre monde, ne vous a rien appris de ces substances.

La prétendue chaîne n’est pas moins interrompue dans l’univers sensible.

Quelle gradation, je vous prie, entre vos planètes ! la Lune est

  1. Samuel Bochart est auteur de l’Hierozoïcon, sive Historia animalium S. Scripturœ, 1690, in-4o, réimprimé par les soins de Rosenmuller, 1793-1796, 3 volumes in-4o. (B.)