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DÉNOMBREMENT.

que les hommes sages font à la lecture de toutes les histoires anciennes, et même modernes, suspendre son jugement, et douter beaucoup.

Le premier dénombrement que nous ayons d’une nation profane est celui que fit Servius Tullius, sixième roi de Rome. Il se trouva, dit Tive-Live, quatre- vingt mille combattants, tous citoyens romains. Cela suppose trois cent vingt mille citoyens au moins, tant vieillards que femmes et enfants : à quoi il faut ajouter au moins vingt mille domestiques, tant esclaves que libres.

Or on peut raisonnablement douter que le petit État romain contînt cette multitude. Romulus n’avait régné (supposé qu’on puisse l’appeler roi) que sur environ trois mille bandits rassemblés dans un petit bourg entre des montagnes. Ce bourg était le plus mauvais terrain de l’Italie. Tout son pays n’avait pas trois mille pas de circuit. Servius était le sixième chef ou roi de cette peuplade naissante. La règle de Newton, qui est indubitable pour les royaumes électifs, donne à chaque roi vingt et un ans de règne, et contredit par là tous les anciens historiens, qui n’ont jamais observé l’ordre des temps, et qui n’ont donné aucune date précise. Les cinq rois de Rome doivent avoir régné environ cent ans.

Il n’est certainement pas dans l’ordre de la nature qu’un terrain ingrat, qui n’avait pas cinq lieues en long et trois en large, et qui devait avoir perdu beaucoup d’habitants dans ses petites guerres presque continuelles, pût être peuplé de trois cent quarante mille âmes. Il n’y en a pas la moitié dans le même territoire où Rome aujourd’hui est la métropole du monde chrétien, où l’affluence des étrangers et des ambassadeurs de tant de nations doit servir à peupler la ville, où l’or coule de la Pologne, de la Hongrie, de la moitié de l’Allemagne, de l’Espagne, de la France, par mille canaux dans la bourse de la daterie, et doit faciliter encore la population, si d’autres causes l’interceptent.

L’histoire de Rome ne fut écrite que plus de cinq cents ans après sa fondation. Il ne serait point du tout surprenant que les historiens eussent donné libéralement quatre-vingt mille guerriers à Servius Tullius au lieu de huit mille, par un faux zèle pour la patrie. Le zèle eût été plus grand et plus vrai s’ils avaient avoué les faibles commencements de leur république. Il est plus beau de s’être élevé d’une si petite origine à tant de grandeur que d’avoir eu le double des soldats d’Alexandre pour conquérir environ quinze lieues de pays en quatre cents années.