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ENFER.

Les poëtes ayant inventé ces enfers s’en moquèrent les premiers. Tantôt Virgile parle sérieusement des enfers dans l’Énéide, parce qu’alors le sérieux convient à son sujet ; tantôt il en parle avec mépris dans ses Géorgiques (II, v. 490 et suiv.) :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari !

Heureux qui peut sonder les lois de la nature,
Qui des vains préjugés foule aux pieds l’imposture ;
Qui regarde en pitié le Styx et l’Achéron,
Et le triple Cerbère, et la barque à Caron.

On déclamait sur le théâtre de Rome ces vers de la Troade (chœur du IIe acte), auxquels quarante mille mains applaudissaient :

. . . . . . . . . . Tænara et aspero
Regnum sub domino, limen et obsidens
Custos non facili Cerberus ostio,
Rumores vacui, verbaque inania.
Et par sollicito fabula somnio.

Le palais de Pluton, son portier à trois têtes,
Les couleuvres d’enfer à mordre toujours prêtes,
Le Styx, le Phlégéton, sont des contes d’enfants,
Des songes importuns, des mots vides de sens.

Lucrèce, Horace, s’expriment avec la même force ; Cicéron, Sénèque, en parlent de même en vingt endroits. Le grand empereur Marc-Aurèle raisonne encore plus philosophiquement qu’eux tous[1]. « Celui qui craint la mort, craint ou d’être privé de tous sens, ou d’éprouver d’autres sensations. Mais si tu n’as plus tes sens, tu ne seras plus sujet à aucune peine, à aucune misère ; si tu as des sens d’une autre espèce, tu seras une autre créature. »

Il n’y avait pas un mot à répondre à ce raisonnement dans la philosophie profane. Cependant, par la contradiction attachée à l’espèce humaine, et qui semble faire la base de notre nature, dans le temps même que Cicéron disait publiquement : « Il n’y a point de vieille femme qui croie ces inepties. » Lucrèce avouait

  1. Livre VIII, numéro 62.