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ÉPOPÉE.

détestable par la matière ; livre où l’auteur raisonne à peu près comme lorsque, dans son Paradis perdu, il fait digérer un ange, et fait passer les excréments par insensible transpiration ; lorsqu’il fait coucher ensemble le Péché et la Mort ; lorsqu’il transforme son Satan en cormoran et en crapaud ; lorsqu’il fait des diables géants, qu’il change ensuite en pygmées, pour qu’ils puissent raisonner plus à l’aise, et parler de controverse, etc.

Si on veut un échantillon de ce libelle scandaleux qui le rendit si odieux, en voici quelques-uns. Saumaise avait commencé son livre en faveur de la maison Stuart et contre les régicides par ces mots :

« L’horrible nouvelle du parricide commis en Angleterre a blessé depuis peu nos oreilles et encore plus nos cœurs. »

Milton répond à Saumaise : « Il faut que cette horrible nouvelle ait eu une épée plus longue que celle de saint Pierre, qui coupa une oreille à Malchus, ou les oreilles hollandaises doivent être bien longues pour que le coup ait porté de Londres à la Haye ; car une telle nouvelle ne pouvait blesser que des oreilles d’une.»

Après ce singulier préambule, Milton traite de pusillanimes et de lâches les larmes que le crime de la faction de Cromwell avait fait répandre à tous les hommes justes et sensibles. « Ce sont, dit-il, des larmes telles qu’il en coula des yeux de la nymphe Salmacis, qui produisirent la fontaine dont les eaux énervaient les hommes, les dépouillaient de leur virilité, leur ôtaient le courage, et en faisaient des hermaphrodites. » Or Saumaise s’appelait Salmasius en latin. Milton le fait descendre de la nymphe Salmacis. Il l’appelle eunuque et hermaphrodite, quoique hermaphrodite soit le contraire d’eunuque. Il lui dit que ses pleurs sont ceux de Salmacis sa mère, et qu’ils l’ont rendu infâme.

. . . . . . . . . . . . Infamis ne quem male fortibus undis
Salmacis enervet. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Ovide, Met., IV, 285-286.)

On peut juger si un tel pédant atrabilaire, défenseur du plus énorme crime, put plaire à la cour polie et délicate de Charles II, aux lords Rochester, Roscommon, Buckingham, aux Waller, aux Cowley, aux Congrève, aux Wycherley. Ils eurent tous en horreur l’homme et le poëme. A peine même sut-on que le Paradis perdu existait. Il fut totalement ignoré en France aussi bien que le nom de l’auteur.

Qui aurait osé parler aux Racine, aux Despréaux, aux Molière,