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ÉPOPÉE.

aux La Fontaine, d’un poëme épique sur Adam et Ève ? Quand les Italiens l’ont connu, ils ont peu estimé cet ouvrage, moitié théologique et moitié diabolique, où les anges et les diables parlent pendant des chants entiers. Ceux qui savent par cœur l’Arioste et le Tasse n’ont pu écouter les sons durs de Milton. Il y a trop de distance entre la langue italienne et l’anglaise.

Nous n’avions jamais entendu parler de ce poëme en France avant que l’auteur de la Henriade nous en eût donné une idée dans le neuvième chapitre de son Essai sur la Poésie épique. Il fut même le premier (si je ne me trompe) qui nous fit connaître les poëtes anglais, comme il fut le premier qui expliqua les découvertes de Newton et les sentiments de Locke. Mais quand on lui demanda ce qu’il pensait du génie de Milton, il répondit : « Les Grecs recommandaient aux poëtes de sacrifier aux Grâces, Milton a sacrifié au diable. »

On songea alors à traduire ce poëme épique anglais dont M. de Voltaire avait parlé avec beaucoup d’éloges à certains égards[1]. Il est difficile de savoir précisément qui en fut le traducteur. On l’attribue à deux personnes qui travaillèrent ensemble[2] ; mais on peut assurer qu’ils ne l’ont point du tout traduit fidèlement. Nous l’avons déjà fait voir[3] et il n’y a qu’à jeter les yeux sur le début du poëme pour en être convaincu.

« Je chante la désobéissance du premier homme, et les funestes effets du fruit défendu, la perte d’un paradis, et le mal de la mort triomphant sur la terre, jusqu’à ce qu’un Dieu homme vienne juger les nations, et nous rétablisse dans le séjour bienheureux. »

Il n’y a pas un mot dans l’original qui réponde exactement à cette traduction. Il faut d’abord considérer qu’on se permet, dans la langue anglaise, des inversions que nous souffrons rarement dans la nôtre. Voici mot à mot le commencement de ce poëme de Milton :

« La première désobéissance de l’homme, et le fruit de l’arbre défendu, dont le goût porta la mort dans le monde, et toutes nos misères avec la perte d’Éden, jusqu’à ce qu’un plus grand

  1. Dans l’Essai sur la Poésie épique, tome VIII.
  2. La traduction du Paradis perdu, publiée pour la première fois en 1729, est l’ouvrage de Dupré de Saint-Maur et de Boismorand, surnommé l’abbé Sacredieu. Collé, dans ses Mémoires, I, 385, raconte que Dupré de Saint-Maur, aidé de son maître d’anglais, faisait une traduction littérale que l’abbé Boismorand rédigeait ensuite à sa manière. (B.)
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