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CATÉCHISME CHINOIS.

me donne la liberté de reprendre les leurs ; ils me consolent, je les console ; l’amitié est le baume de la vie, il vaut mieux que celui du chimiste Éreville[1] et même que les sachets du grand Lanourt[2]. Je suis étonné qu’on n’ait pas fait de l’amitié un précepte de religion : j’ai envie de l’insérer dans notre rituel.

CU-SU.

Gardez-vous-en bien, l’amitié est assez sacrée d’elle-même : ne la commandez jamais ; il faut que le cœur soit libre ; et puis, si vous faisiez de l’amitié un précepte, un mystère, un rite, une cérémonie, il y aurait mille bonzes qui, en prêchant et en écrivant leurs rêveries, rendraient l’amitié ridicule ; il ne faut pas l’exposer à cette profanation.

Mais comment en userez-vous avec vos ennemis ? Confutzée recommande en vingt endroits de les aimer: cela ne vous paraît-il pas un peu difficile ?

KOU.

Aimer ses ennemis ! eh, mon Dieu ! rien n’est si commun.

CU-SU.

Comment l’entendez-vous ?

KOU.

Mais comme il faut, je crois, l’entendre. J’ai fait l’apprentissage de la guerre sous le prince de Décon contre le prince de Vis-Brunck[3] : dès qu’un de nos ennemis était blessé et tombait entre nos mains, nous avions soin de lui comme s’il eût été notre frère ; nous avons souvent donné notre propre lit à nos ennemis blessés et prisonniers, et nous avons couché auprès d’eux sur des peaux de tigres étendues à terre ; nous les ayons servis nous-mêmes : que voulez-vous de plus ? que nous les aimions comme on aime sa maîtresse ?

CU-SU.

Je suis très-édifié de tout ce que vous me dites, et je voudrais que toutes les nations vous entendissent : car on m’assure qu’il y a des peuples assez impertinents pour oser dire que nous ne connaissons pas la vraie vertu, que nos bonnes actions ne sont que des péchés splendides[4], que nous avons besoin des leçons de leurs

  1. Lelièvre.
  2. Arnoult.
  3. C’est une chose remarquable qu’en retournant Décon et Vis-Brunck, qui sont des noms chinois, on trouve Condé et Brunsvick, tant les grands hommes sont célèbres dans toute la terre ! (Note de Voltaire.)
  4. C’est saint Augustin qui appelle peccata splendida les bonnes actions des païens. Voyez dans les Mélanges, année 1765, la Dix-septième lettre sur les miracles ; et, année 1773, le huitième des Fragments sur l’histoire générale.