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FERTILISATION.

étendue d’eau saine et claire qui nourrit d’excellents poissons. C’est le plus bel aspect de la nature ; il termine les frontières de plusieurs États ; la terre y est couverte de bétail, et elle le serait de fleurs et de fruits toute l’année, sans les vents et les grêles qui désolent souvent cette contrée délicieuse, et qui la changent en Sibérie.

Je vis à l’entrée de cette petite province une maison bien bâtie, où demeuraient sept ou huit hommes bien faits et vigoureux. Je leur dis : « Vous cultivez sans doute un héritage fertile dans ce beau séjour ? — Nous, monsieur, nous avilir à rendre féconde la terre qui doit nourrir l’homme ! nous ne sommes pas faits pour cet indigne métier. Nous poursuivons les cultivateurs qui portent le fruit de leurs travaux d’un pays dans un autre ; nous les chargeons de fers : notre emploi est celui des héros. Sachez que, dans ce pays de deux lieues sur six, nous avons quatorze maisons aussi respectables que celle-ci, consacrées à cet usage. La dignité dont nous sommes revêtus nous distingue des autres citoyens ; et nous ne payons aucune contribution, parce que nous ne travaillons à rien qu’à faire trembler ceux qui travaillent. »

Je m’avançai tout confus vers une autre maison ; je vis dans un jardin bien tenu un homme entouré d’une nombreuse famille : je croyais qu’il daignait cultiver son jardin ; j’appris qu’il était revêtu de la charge de contrôleur du grenier à sel.

Plus loin demeurait le directeur de ce grenier, dont les revenus étaient établis sur les avanies faites à ceux qui viennent acheter de quoi donner un peu de goût à leur bouillon. Il y avait des juges de ce grenier, où se conserve l’eau de la mer réduite en figures irrégulières ; des élus dont la dignité consistait à écrire les noms des citoyens, et ce qu’ils doivent au fisc ; des agents qui partageaient avec les receveurs de ce fisc ; des hommes revêtus d’offices de toute espèce, les uns conseillers du roi n’ayant jamais donné de conseil, les autres secrétaires du roi n’ayant jamais su le moindre de ses secrets. Dans cette multitude de gens qui se pavanaient de par le roi, il y en avait un assez grand nombre revêtus d’un habit ridicule, et chargés d’un grand sac qu’ils se faisaient remplir de la part de Dieu.

Il y en avait d’autres plus proprement vêtus, et qui avaient des appointements plus réglés pour ne rien faire. Ils étaient originairement payés pour chanter de grand matin ; et depuis plusieurs siècles ils ne chantaient qu’à table.

Enfin, je vis dans le lointain quelques spectres à demi nus,