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FÊTES.

qui écorchaient, avec des bœufs aussi décharnés qu’eux, un sol encore plus amaigri ; je compris pourquoi la terre n’était pas aussi fertile qu’elle pouvait l’être.



FÊTES.
SECTION PREMIÈRE[1].


Un pauvre gentilhomme du pays d’Haguenau cultivait sa petite terre, et sainte Ragonde ou Radegonde était la patronne de sa paroisse. Or il arriva que le jour de la fête de sainte Ragonde, il fallut donner une façon à un champ de ce pauvre gentilhomme, sans quoi tout était perdu. Le maître, après avoir assisté dévotement à la messe avec tout son monde, alla labourer sa terre, dont dépendait le maintien de sa famille ; et le curé et les autres paroissiens allèrent boire, selon l’usage.

Le curé, en buvant, apprit l’énorme scandale qu’on osait donner dans sa paroisse, par un travail profane : il alla, tout rouge de colère et de vin, trouver le cultivateur, et lui dit : « Monsieur, vous êtes bien insolent et bien impie d’oser labourer votre champ au lieu d’aller au cabaret comme les autres. — Je conviens, monsieur, dit le gentilhomme, qu’il faut boire à l’honneur de la sainte ; mais il faut aussi manger, et ma famille mourrait de faim si je ne labourais pas. — Buvez et mourez, lui dit le curé. — Dans quelle loi, dans quel concile cela est-il écrit ? dit le cultivateur. — Dans Ovide, dit le curé. — J’en appelle comme d’abus, dit le gentilhomme. Dans quel endroit d’Ovide avez-vous lu que je dois aller au cabaret plutôt que de labourer mon champ le jour de sainte Ragonde ? »

Vous remarquerez que le gentilhomme et le pasteur avaient très-bien fait leurs études. « Lisez la métamorphose des filles de Minée, dit le curé. — Je l’ai lue, dit l’autre, et je soutiens que cela n’a nul rapport à ma charrue. — Comment, impie ! vous ne vous souvenez pas que les filles de Minée furent changées en chauves-souris pour avoir filé un jour de fête ? — Le cas est bien différent, répliqua le gentilhomme : ces demoiselles n’avaient rendu aucun honneur à Bacchus ; et moi, j’ai été à la messe de sainte Ragonde ; vous n’avez rien à me dire : vous ne me changerez point en chauve-souris. — Je ferai pis, dit le prêtre ; je vous

  1. Imprimé en 1764, à la suite des Contes de Guillaume Vadé, ce morceau y porte la date de 1759. (B.)