Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome19.djvu/194

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
184
FRANC OU FRANQ ;

sie comique pour un d’un usage plus relevé ; et c’est encore une raison pour laquelle Marot ne réussit jamais dans le style sérieux, et qu’Amyot ne put rendre qu’avec naïveté l’élégance de Plutarque.

Le français acquit de la vigueur sous la plume de Montaigne ; mais il n’eut point encore d’élévation et d’harmonie. Ronsard gâta la langue en transportant dans la poésie française les composés grecs dont se servaient les philosophes et les médecins. Malherbe répara un peu le tort de Ronsard. La langue devint plus noble et plus harmonieuse par l’établissement de l’Académie française, et acquit enfin, dans le siècle de Louis XIV, la perfection où elle pouvait être portée dans tous les genres.

Le génie de cette langue est la clarté et l’ordre : car chaque langue a son génie, et ce génie consiste dans la facilité que donne le langage de s’exprimer plus ou moins heureusement, d’employer ou de rejeter les tours familiers aux autres langues. Le français n’ayant point de déclinaisons, et étant toujours asservi aux articles, ne peut adopter les inversions grecques et latines ; il oblige les mots à s’arranger dans l’ordre naturel des idées. On ne peut dire que d’une seule manière : « Plancus a pris soin des affaires de César » ; voilà le seul arrangement qu’on puisse donner à ces paroles ; exprimez cette phrase en latin : « Res Cæsaris Plancus diligenter curavit » ; on peut arranger ces mots de cent vingt manières sans faire tort au sens et sans gêner la langue. Les verbes auxiliaires, qui allongent et qui énervent les phrases dans les langues modernes, rendent encore la langue française peu propre pour le style lapidaire. Les verbes auxiliaires, ses pronoms, ses articles, son manque de participes déclinables, et enfin sa marche uniforme, nuisent au grand enthousiasme de la poésie : elle a moins de ressources en ce genre que l’italien et l’anglais ; mais cette gêne et cet esclavage même la rendent plus propre à la tragédie et à la comédie qu’aucune langue de l’Europe. L’ordre naturel dans lequel on est obligé d’exprimer ses pensées et de construire ses phrases répand dans cette langue une douceur et une facilité qui plaît à tous les peuples ; et le génie de la nation, se mêlant au génie de la langue, a produit plus de livres agréablement écrits qu’on n’en voit chez aucun autre peuple.

La liberté et la douceur de la société n’ayant été longtemps connues qu’en France, le langage en a reçu une délicatesse d’expression et une finesse pleine de naturel qui ne se trouvent guère ailleurs. On a quelquefois outré cette finesse, mais les gens de goût ont su toujours la réduire dans de justes bornes.