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ESPRIT.

Ces belles idées ne se présentent pas d’abord pour marquer la douleur des peuples. Il en a coûté à l’imagination pour parvenir à cet excès de ridicule.

On pourrait apporter plusieurs exemples d’un goût si dépravé ; mais tenons-nous-en à celui-ci, qui est le plus fort de tous.

Dans la seconde époque de l’esprit humain en France, au temps de Balzac, de Mairet, de Rotrou, de Corneille, on applaudissait à toute pensée qui surprenait par des images nouvelles, qu’on appelait esprit. On reçut très-bien ces vers de la tragédie de Pyrame[1] :

Ah ! voici le poignard qui du sang de son maître
S’est souillé lâchement ; il en rougit, le traître.

On trouvait un grand art à donner du sentiment à ce poignard, à le faire rougir de honte d’être teint du sang de Pyrame autant que du sang dont il était coloré.

Personne ne se récria contre Corneille quand, dans sa tragédie d’Andromède, Phinée dit au Soleil[2] :

Tu luis, Soleil, et ta lumière
Semble se plaire à m’affliger.
Ah ! mon amour te va bien obliger
À quitter soudain ta carrière.
Viens, Soleil, viens voir la beauté
Dont le divin éclat me dompte ;
Et tu fuiras de honte
D’avoir moins de clarté.

Le soleil qui fuit parce qu’il est moins clair que le visage d’Andromède vaut bien le poignard qui rougit.

Si de tels efforts d’ineptie trouvaient grâce devant un public dont le goût s’est formé si difficilement, il ne faut pas être surpris que des traits d’esprit qui avaient quelque lueur de beauté aient longtemps séduit.

Non-seulement on admirait cette traduction de l’espagnol :

Ce sang qui, tout sorti, fume encore de courroux
De se voir répandu pour d’autres que pour vous[3] ;

  1. Pyrame et Thisbé, tragédie de Théophile.
  2. Ces vers sont d’Andromède, II, i ; mais ils sont chantés par un page qui parle pour Phinée. Voyez les remarques sur Andromède.
  3. Le Cid, acte II, scène dernière.