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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome19.djvu/39

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ESSÉNIENS.

furent aussi différents des chrétiens du temps des apôtres que nous sommes différents des chrétiens du iiie siècle.

Je ne conçois pas comment un esprit aussi éclairé et aussi hardi que celui de Montesquieu a pu condamner sévèrement un autre génie bien plus méthodique que le sien, et combattre cette vérité annoncée par Bayle[1], « qu’une société de vrais chrétiens pourrait vivre heureusement ensemble, mais qu’elle se défendrait mal contre les attaques d’un ennemi ».

« Ce seraient, dit Montesquieu[2], des citoyens infiniment éclairés sur leurs devoirs, et qui auraient un très-grand zèle pour les remplir. Ils sentiraient très-bien les droits de la défense naturelle. Plus ils croiraient devoir à la religion, plus ils penseraient devoir à la patrie. Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seraient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques, et cette crainte servile des États despotiques. »

Assurément l’auteur de l’Esprit des lois ne songeait pas aux paroles de l’Évangile quand il dit que les vrais chrétiens sentiraient très-bien les droits de la défense naturelle. Il ne se souvenait pas de l’ordre de donner sa tunique quand on vous vole le manteau, et de tendre l’autre joue quand on a reçu un soufflet. Voilà les principes de la défense naturelle très-clairement anéantis. Ceux que nous appelons quakers ont toujours refusé de combattre ; mais ils auraient été écrasés dans la guerre de 1756 s’ils n’avaient pas été secourus et forcés à se laisser secourir par les autres Anglais. (Voyez l’article Primitive Église[3].)

N’est-il pas indubitable que ceux qui penseraient en tout comme des martyrs se battraient fort mal contre des grenadiers ? Toutes les paroles de ce chapitre de l’Esprit des lois me paraissent fausses. « Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seraient infiniment plus forts, etc. » Oui, plus forts pour les empêcher de manier l’épée, pour les faire trembler de répandre le sang de leur prochain, pour leur faire regarder la vie comme un fardeau, dont le souverain bonheur est d’être déchargé.

« On les enverrait, dit Bayle, comme des brebis au milieu des loups, si on les faisait aller repousser de vieux corps d’infanterie, ou charger des régiments de cuirassiers. »

  1. Continuation des Pensées diverses, article cxxiv. (Note de Voltaire.)
  2. Esprit des lois, xxiv, 6.
  3. C’est-à-dire la subdivision ou paragraphe qui porte ce titre dans l’article Église (tome XVIII, page 495).