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LIBERTÉ DE PENSER.
Boldmind.

Je le crois bien. Je veux dire que si Tibère et les premiers empereurs avaient eu des jacobins qui eussent empêché les premiers chrétiens d’avoir des plumes et de l’encre ; s’il n’avait pas été longtemps permis dans l’empire romain de penser librement, il eût été impossible que les chrétiens établissent leurs dogmes. Si donc le christianisme ne s’est formé que par la liberté de penser, par quelle contradiction, par quelle injustice voudrait-il anéantir aujourd’hui cette liberté sur laquelle seule il est fondé ?

Quand on vous propose quelque affaire d’intérêt, n’examinez-vous pas longtemps avant de conclure ? Quel plus grand intérêt y a-t-il au monde que celui de notre bonheur ou de notre malheur éternel ? Il y a cent religions sur la terre, qui toutes vous damnent si vous croyez à vos dogmes, qu’elles appellent absurdes et impies ; examinez donc ces dogmes.

Médroso.

Comment puis-je les examiner ? je ne suis pas jacobin.

Boldmind.

Vous êtes homme, et cela suffit.

Médroso.

Hélas ! vous êtes bien plus homme que moi.

Boldmind.

Il ne tient qu’à vous d’apprendre à penser ; vous êtes né avec de l’esprit ; vous êtes un oiseau dans la cage de l’Inquisition ; le saint-office vous a rogné les ailes, mais elles peuvent revenir. Celui qui ne sait pas la géométrie peut l’apprendre ; tout homme peut s’instruire : il est honteux de mettre son âme entre les mains de ceux à qui vous ne confieriez pas votre argent ; osez penser par vous-même.

Médroso.

On dit que si tout le monde pensait par soi-même, ce serait une étrange confusion.

Boldmind.

C’est tout le contraire. Quand on assiste à un spectacle, chacun en dit librement son avis, et la paix n’est point troublée ; mais si quelque protecteur insolent d’un mauvais poëte voulait forcer tous les gens de goût à trouver bon ce qui leur paraît mauvais, alors les sifflets se feraient entendre, et les deux partis pourraient se jeter des pommes à la tête, comme il arriva une fois à Londres. Ce sont ces tyrans des esprits qui ont causé une partie des malheurs du monde. Nous ne sommes heureux en Angleterre que depuis que chacun jouit librement du droit de dire son avis.