Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome19.djvu/608

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
598
LIVRES.

Puis en lambeaux des pilons le pressèrent ;
Il fut papier. Cent cerveaux à l’envers
De visions à l’envi le chargèrent ;
Puis on le brûle, il vole dans les airs,
Il est fumée aussi bien que la gloire.
De nos travaux voilà quelle est l’histoire.
Tout est fumée, et tout nous fait sentir
Ce grand néant qui doit nous engloutir[1].

SECTION III.

Les livres sont aujourd’hui multipliés à un tel point que, non-seulement il est impossible de les lire tous, mais d’en savoir même le nombre et d’en connaître les titres. Heureusement on n’est pas obligé de lire tout ce qui s’imprime ; et le plan de Caramuel, qui se proposait d’écrire cent volumes in-folio, et d’employer le pouvoir spirituel et temporel des princes pour contraindre leurs sujets à les lire, est demeuré sans exécution. Ringelberg avait aussi formé le dessein de composer environ mille volumes différents ; mais quand il aurait assez vécu pour les publier, il n’eût pas encore approché d’Hermès Trismégiste, lequel, selon Jamblique, écrivit trente-six mille cinq cent vingt-cinq livres. Supposé la vérité du fait, les anciens n’avaient pas moins de raison que les modernes de se plaindre de la multitude des livres.

Aussi convient-on assez généralement qu’un petit nombre de livres choisis suffisent. Quelques-uns proposent de se borner à la Bible ou à l’Écriture sainte, comme les Turcs se réduisent à l’Alcoran : il y a cependant une grande différence entre les sentiments de respect que les mahométans ont pour leur l’Alcoran, et ceux des chrétiens pour l’Écriture, On ne saurait porter plus loin la vénération que les premiers témoignent en parlant de l’Alcoran. C’est, disent-ils, le plus grand des miracles, et tous les hommes ensemble ne sont point capables de rien faire qui en approche : ce qui est d’autant plus admirable que l’auteur n’avait fait aucune étude ni lu aucun livre. L’Alcoran vaut lui seul soixante mille miracles (c’est à peu près le nombre des versets qu’il contient) : la résurrection d’un mort ne prouverait pas plus la vérité d’une religion que la composition de l’Alcoran. Il est si parfait qu’on doit le regarder comme un ouvrage incréé.

  1. Vers de la Guerre de Genève, chant IV. Dans le troisième post-script, à la suite du Prologue de ce poëme, Voltaire parle de la rage de mettre du noir sur du blanc.