Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome19.djvu/613

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
603
LOCKE.

physiquement divisible à l’infini, il n’y aurait point de matière. Cela fait voir en passant que M. de Malezieu, dans ses Éléments de géométrie pour M. le duc de Bourgogne, a bien tort de se récrier sur la prétendue incompatibilité qui se trouve entre des unités et des parties divisibles à l’infini ; il se trompe en cela doublement : il se trompe en ce qu’il ne considère pas qu’une unité est l’objet de notre pensée, et la divisibilité un autre objet de notre pensée, lesquels ne sont point incompatibles, car je puis faire une unité d’une centaine, et je puis faire une centaine d’une unité ; et il se trompe encore en ce qu’il ne considère pas la différence qui est entre la matière divisible par la pensée, et la matière divisible en effet.

Qu’est-ce que je prouve de tout ceci ?

Qu’il y a des parties de matières impérissables et indivisibles ; que Dieu tout-puissant, leur créateur, pourra, quand il voudra, joindre la pensée à une de ces parties, et la conserver à jamais. Je ne dis pas que ma raison m’apprend que Dieu en a usé ainsi ; je dis seulement qu’elle m’apprend qu’il le peut. Je dis avec le sage Locke que ce n’est pas à nous, qui ne sommes que d’hier, à oser mettre des bornes à la puissance du Créateur, de l’Être infini, du seul Être nécessaire et immuable.

M. Locke dit qu’il est impossible à la raison de prouver la spiritualité de l’âme : j’ajoute qu’il n’y a personne sur la terre qui ne soit convaincu de cette vérité.

Il est indubitable que si un homme était bien persuadé qu’il sera plus libre et plus heureux en sortant de sa maison, il la quitterait tout à l’heure ; or on ne peut croire que l’âme est spirituelle sans la croire en prison dans le corps, où elle est d’ordinaire, sinon malheureuse, au moins inquiète et ennuyée : on doit donc être charmé de sortir de sa prison ; mais quel est l’homme charmé de mourir par ce motif ?

Quod si immortailis nostra foret mens,
Non jam se moriens dissolvi conquereretur ;
Sed magis ire foras, vestemque relinquere, ut anguis,
Gauderet, prælonga senet aut cornua cervus.

(Lucrèce, III, 611-614.)

Il faut tâcher de savoir, non ce que les hommes ont dit sur cette matière, mais ce que notre raison peut nous découvrir, indépendamment des opinions des hommes.