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FABLE.

avoir le moindre jugement, la moindre étincelle d’esprit ? Les flèches de l’Amour, son bandeau, son enfance, Flore caressée par Zéphyre, etc., ne sont-ils pas les emblèmes sensibles de la nature entière ? Ces fables ont survécu aux religions qui les consacraient ; les temples des dieux d’Égypte, de la Grèce, de Rome, ne sont plus, et Ovide subsiste. On peut détruire les objets de la crédulité, mais non ceux du plaisir ; nous aimerons à jamais ces images vraies et riantes. Lucrèce ne croyait pas à ces dieux de la fable ; mais il célébrait la nature sous le nom de Vénus.

Alma Venus, cœli subter labentia signa
Quæ mare navigerum, quæ terras frugiferentes
Concelebras, perte quoniam genus omne animantum
Concipitur, visitque exortum lumina solis, etc.

(Lucr., I, 2-5.)

[1] Tendre Vénus, âme de l’univers,
Par qui tout naît, tout respire et tout aime ;
Toi dont les feux brûlent au fond des mers.
Toi qui régis la terre et le ciel même, etc.

Si l’antiquité dans ses ténèbres s’était bornée à reconnaître la Divinité dans ces images, aurait-on beaucoup de reproches à lui faire ? L’âme productrice du monde était adorée par les sages ; elle gouvernait les mers sous le nom de Neptune, les airs sous l’emblème de Junon, les campagnes sous celui de Pan. Elle était la divinité des armées sous le nom de Mars ; on animait tous ses attributs : Jupiter était le seul dieu. La chaîne d’or avec laquelle il enlevait les dieux inférieurs et les hommes était une image frappante de l’unité d’un être souverain. Le peuple s’y trompait ; mais que nous importe le peuple ?

On demande tous les jours pourquoi les magistrats grecs et romains permettaient qu’on tournât en ridicule sur le théâtre ces mêmes divinités qu’on adorait dans les temples ? On fait là une supposition fausse : on ne se moquait point des dieux sur le théâtre, mais des sottises attribuées à ces dieux par ceux qui avaient corrompu l’ancienne mythologie. Les consuls et les préteurs trouvaient bon qu’on traitât gaiement sur la scène l’aventure des deux Sosies ; mais ils n’auraient pas souffert qu’on eût attaqué devant le peuple le culte de Jupiter et de Mercure. C’est ainsi que mille choses, qui paraissent contradictoires, ne le sont

  1. Ces quatre vers ne sont pas dans les éditions antérieures à 1756. (B.)