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PRÉFACE D’ŒDIPE.

tant elles sont nécessaires et naturelles, et tant elles servent à intéresser le spectateur. Comment donc M. de Lamotte peut-il reprocher à notre nation la légèreté de condamner dans un spectacle les mêmes choses que nous approuvons dans un autre ? Il n’y a personne qui ne pût répondre à M. de Lamotte : « J’exige avec raison beaucoup plus de perfection d’une tragédie que d’un opéra, parce qu’à une tragédie mon attention n’est point partagée, que ce n’est ni d’une sarabande, ni d’un pas de deux que dépend mon plaisir, et que c’est à mon âme uniquement qu’il faut plaire. J’admire qu’un homme ait su amener et conduire dans un seul lieu et dans un seul jour un seul événement que mon esprit conçoit sans fatigue, et où mon cœur s’intéresse par degrés. Plus je vois combien cette simplicité est difficile, plus elle me charme ; et si je veux ensuite me rendre raison de mon plaisir, je trouve que je suis de l’avis de M. Despréaux, qui dit (Art poét., III, 45) :

« Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. »

« J’ai pour moi, pourrait-il dire, l’autorité du grand Corneille : j’ai plus encore ; j’ai son exemple, et le plaisir que me font ses ouvrages à proportion qu’il a plus ou moins obéi à cette règle. »

M. de Lamotte ne s’est pas contenté de vouloir ôter du théâtre ses principales règles, il veut encore lui ôter la poésie, et nous donner des tragédies en prose.

DES TRAGÉDIES EN PROSE.

Cet auteur ingénieux et fécond, qui n’a fait que des vers en sa vie, ou des ouvrages de prose à l’occasion de ses vers, écrit contre son art même, et le traite avec le même mépris qu’il a traité Homère, que pourtant il a traduit[1]. Jamais Virgile, ni le Tasse, ni M. Despréaux, ni M. Racine, ni M. Pope, ne se sont avisés d’écrire contre l’harmonie des vers : ni M. de Lulli contre la musique ; ni M. Newton contre les mathématiques. On a vu des hommes qui ont eu quelquefois la faiblesse de se croire supérieurs à leur profession, ce qui est le sûr moyen d’être au-dessous ; mais on n’en

  1. L’Iliade, poëme en vers français, avec un Discours sur Homère, par M. de Lamotte, 1714, in-8o, est en douze livres ; le poëme grec en a vingt-quatre. (B.)