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PRÉFACE D’ŒDIPE.

avait pas encore vu qui voulussent l’avilir. Il n’y a que trop de personnes qui méprisent la poésie, faute de la connaître. Paris est plein de gens de bon sens, nés avec des organes insensibles à toute harmonie, pour qui de la musique n’est que du bruit, et à qui la poésie ne paraît qu’une folie ingénieuse. Si ces personnes apprennent qu’un homme de mérite, qui a fait cinq ou six volumes de vers, est de leur avis, ne se croiront-elles pas en droit de regarder tous les autres poëtes comme des fous, et celui-là comme le seul à qui la raison est revenue ? Il est donc nécessaire de lui répondre, pour l’honneur de l’art, et, j’ose dire, pour l’honneur d’un pays qui doit une partie de sa gloire, chez les étrangers, à la perfection de cet art même.

M. de Lamotte avance que la rime est un usage barbare inventé depuis peu.

Cependant tous les peuples de la terre, excepté les anciens Romains et les Grecs, ont rimé et riment encore. Le retour des mêmes sons est si naturel à l’homme, qu’on a trouvé la rime établie chez les sauvages, comme elle l’est à Rome, à Paris, à Londres, et à Madrid. Il y a dans Montaigne une chanson en rimes américaines traduite en français ; on trouve dans un des Spectateurs de M. Addison une traduction d’une ode laponne rimée, qui est pleine de sentiment.

Les Grecs, quibus dedit ore rotundo Musa loqui[1], nés sous un ciel plus heureux, et favorisés par la nature d’organes plus délicats que les autres nations, formèrent une langue dont toutes les syllabes pouvaient, par leur longueur ou leur brièveté, exprimer les sentiments lents ou impétueux de l’âme. De cette variété de syllabes et d’intonations résultait dans leurs vers, et même aussi dans leur prose, une harmonie que les anciens Italiens sentirent, qu’ils imitèrent, et qu’aucune nation n’a pu saisir après eux. Mais, soit rime, soit syllabes cadencées, la poésie, contre laquelle M. de Lamotte se révolte, a été et sera toujours cultivée par tous les peuples.

Avant Hérodote, l’histoire même ne s’écrivait qu’en vers chez les Grecs, qui avaient pris cette coutume des anciens Égyptiens, le peuple le plus sage de la terre, le mieux policé, et le plus savant. Cette coutume était très-raisonnable, car le but de l’histoire était de conserver à la postérité la mémoire du petit nombre de grands hommes qui lui devait servir d’exempe. On ne s’était

  1. Graiis ingenium, Graiis dedit ore rotundo
    Musa loqui.
    nium Hor. Art. poet., 323-24.