point encore avisé de donner l’histoire d’un couvent, ou d’une petite ville, en plusieurs volumes in-folio ; on n’écrivait que ce qui en était digne, que ce que les hommes devaient retenir par cœur. Voilà pourquoi on se servait de l’harmonie des vers pour aider la mémoire. C’est pour cette raison que les premiers philosophes, les législateurs, les fondateurs des religions, et les historiens, étaient tous poëtes.
Il semble que la poésie dût manquer communément, dans de pareils sujets, ou de précision ou d’harmonie : mais, depuis que Virgile et Horace ont réuni ces deux grands mérites, qui paraissent si incompatibles, depuis que MM. Despréaux et Racine ont écrit comme Virgile et Horace, un homme qui les a lus, et qui sait qu’ils sont traduits dans presque toutes les langues de l’Europe, peut-il avilir à ce point un talent qui lui a fait tant d’honneur à lui-même ? Je placerai nos Despréaux et nos Racine à côté de Virgile pour le mérite de la versification, parce que si l’auteur de l’Enéide était né à Paris, il aurait rimé comme eux ; et si ces deux Français avaient vécu du temps d’Auguste, ils auraient fait le même usage que Virgile de la mesure des vers latins. Quand donc M. de Lamotte appelle la versification un travail mécanique et ridicule, c’est charger de ce ridicule, non-seulement nos grands poëtes, mais tous ceux de l’antiquité.
Virgile et Horace se sont asservis à un travail aussi mécanique que nos auteurs : un arrangement heureux de spondées et de dactyles était aussi pénible que nos rimes et nos hémistiches. Il fallait que ce travail fût bien laborieux, puisque l’Enéide, après onze années, n’était pas encore dans sa perfection.
M. de Lamotte prétend qu’au moins une scène de tragédie mise en prose ne perd rien de sa grâce ni de sa force. Pour le prouver, il tourne en prose la première scène de Mithridate, et personne ne peut la lire. Il ne songe pas que le grand mérite des vers est qu’ils soient aussi corrects que la prose ; c’est cette extrême difficulté surmontée qui charme les connaisseurs : réduisez les vers en prose, il n’y a plus ni mérite ni plaisir.
« Mais, dit-il, nos voisins ne riment point dans leurs tragédies. » Cela est vrai ; mais ces pièces sont en vers, parce qu’il faut de l’harmonie à tous les peuples de la terre. Il ne s’agit donc plus que de savoir si nos vers doivent être rimés ou non. MM. Corneille et Racine ont employé la rime ; craignons que si nous voulons ouvrir une autre carrière, ce soit plutôt par l’impuissance de marcher dans celle de ces grands hommes que par le désir de la nouveauté. Les Italiens et les Anglais peuvent se passer de rimes,