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IV
AVERTISSEMENT.

les appellerait plus volontiers des contes. Plusieurs, pour le genre, ressemblent à ceux que l’Orient nous a transmis, et quelques-uns sont, en partie, des emprunts faits à la littérature anglaise. Presque tous ont un but philosophique. Ainsi Zadig a pour objet de démontrer que la Providence nous conduit par des voies dont le secret lui appartient, et dont souvent s’indigne notre raison bornée et peu soumise. Candide, tableau épouvantablement gai des misères de la vie humaine, est une réfutation du système de l’optimisme, déjà combattu par l’auteur dans son poëme du Désastre de Lisbonne ; et Memnon tend à prouver que le projet d’être parfaitement raisonnable est un projet parfaitement fou : espèce d’erreur où, à vrai dire, les hommes tombent trop rarement pour qu’il soit bien nécessaire de les en préserver. Les Voyages de Scarmentado, la Vision de Babouc, Micromégas, etc., cachent également, sous des fictions de l’ordre naturel ou merveilleux, quelque principe de philosophie spéculative ou quelque vérité de morale pratique. L’Ingénu n’a pas cette unité de but moral ou philosophique qui fait de tous les autres comme autant d’apologues : c’est un tissu d’aventures vraisemblables, dont chacune, ainsi que tout événement de la vie, porte avec soi son instruction. La raison et l’esprit, le plaisant et le pathétique, y sont mêlés et fondus avec cet art facile et heureux qui constitue proprement la manière de Voltaire. Pour faire entrer dans un même cadre les mœurs contrastées de plusieurs peuples divers, genre de peinture où il excellait, Voltaire fait voyager au loin les héros de tous ses romans. Les objets vus par un étranger, tels qu’ils sont dans la réalité et non tels que l’accoutumance les fait paraître aux yeux des habitants du pays, sont représentés naturellement sous leur aspect le plus philosophique et le plus piquant : c’est l’artifice des Lettres persanes ; c’est aussi celui de Candide, de Scarmentado, de la Princesse de Babylone, de l’Ingénu, etc.[1] »

Auger ne fait pas remarquer combien cette sorte de cosmopolitisme de ses héros est une grande nouveauté que Voltaire introduit dans les lettres. Jusqu’au xviiie siècle, la société latine issue du monde romain compte presque seule. Bossuet lui-même, écrivant son Discours sur l’histoire universelle, ne regarde pas au delà. Les travaux des missionnaires jésuites sur la Chine étaient accueillis avec défiance et connus d’ailleurs d’un très-petit nombre de savants. Les fenêtres étaient closes pour ainsi dire. Voltaire brise les vitres. Il habitue ses contemporains à étendre leur vue au delà du cercle étroit où elle était bornée, à l’étendre jusqu’aux extrémités du monde. Il réduit la société latine à la place exacte qu’elle occupe sur la face du globe ; il donne une notion commune plus large de l’humanité. Bien plus, il sort des limites de notre planète et nous promène avec Micromégas dans les espaces infinis du ciel. De telles conceptions indiquaient un changement prodigieux dans les idées, et pour s’en bien rendre compte il faudrait, non pas remonter de notre temps aux romans de Voltaire, mais y arriver par la littérature antérieure. C’est alors qu’on serait surpris de l’étendue nouvelle qu’a prise l’horizon.

  1. Mélanges philosophiques et littéraires, tome I, page 421.