Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/234

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

m’a appelé Votre Majesté, et à présent à peine m’appelle-t-on Monsieur ; j’ai fait frapper de la monnaie, et je ne possède pas un denier ; j’ai eu deux secrétaires d’État, et j’ai à peine un valet ; je me suis vu sur un trône, et j’ai longtemps été à Londres en prison sur la paille ; j’ai bien peur d’être traité de même ici, quoique je sois venu, comme Vos Majestés, passer le carnaval à Venise. »

Les cinq autres rois écoutèrent ce discours avec une noble compassion. Chacun d’eux donna vingt sequins au roi Théodore pour avoir des habits et des chemises ; Candide lui fit présent d’un diamant de deux mille sequins. « Quel est donc, disaient les cinq rois, cet homme qui est en état de donner cent fois autant que chacun de nous, et qui le donne ? Êtes-vous roi aussi, monsieur ? — Non, messieurs, et n’en ai nulle envie. »

Dans l’instant qu’on sortait de table, il arriva dans la même hôtellerie quatre altesses sérénissimes qui avaient aussi perdu leurs États par le sort de la guerre, et qui venaient passer le reste du carnaval à Venise ; mais Candide ne prit pas seulement garde à ces nouveaux venus. Il n’était occupé que d’aller trouver sa chère Cunégonde à Constantinople.


CHAPITRE XXVII.
VOYAGE DE CANDIDE À CONSTANTINOPLE.


Le fidèle Cacambo avait déjà obtenu du patron turc qui allait reconduire le sultan Achmet à Constantinople qu’il recevrait Candide et Martin sur son bord. L’un et l’autre s’y rendirent après s’être prosternés devant Sa misérable Hautesse. Candide, chemin faisant, disait à Martin : « Voilà pourtant six rois détrônés avec qui nous avons soupé ! et encore dans ces six rois il y en a un à qui j’ai fait l’aumône. Peut-être y a-t-il beaucoup d’autres princes plus infortunés. Pour moi, je n’ai perdu que cent moutons, et je vole dans les bras de Cunégonde. Mon cher Martin, encore une fois, Pangloss avait raison, tout est bien. — Je le souhaite, dit Martin. — Mais, dit Candide, voilà une aventure bien peu vraisemblable que nous avons eue à Venise. On n’avait jamais vu ni ouï conter que six rois détrônés soupassent ensemble au cabaret. — Cela n’est pas plus extraordinaire, dit Martin, que la plupart des choses qui nous sont arrivées. Il est très-commun que des rois soient détrônés ; et à l’égard de l’honneur que nous avons eu de souper avec eux, c’est une bagatelle qui ne mérite pas notre