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CHAPITRE IV.

la reine Candace ; et quoique mademoiselle sa tante et Mlle de Saint-Yves, qui l’avaient observé entre les saules, fussent en droit de lui dire qu’il ne lui appartenait pas de citer un pareil homme, elles n’en firent pourtant rien, tant était grande leur discrétion. L’évêque vint lui-même lui parler, ce qui est beaucoup ; mais il ne gagna rien : le Huron disputa contre l’évêque.

« Montrez-moi, lui dit-il, dans le livre que m’a donné mon oncle, un seul homme qui n’ait pas été baptisé dans la rivière, et je ferai tout ce que vous voudrez. »

La tante, désespérée, avait remarqué que la première fois que son neveu avait fait la révérence il en avait fait une plus profonde à Mlle de Saint-Yves qu’à aucune autre personne de la compagnie, qu’il n’avait pas même salué monsieur l’évêque avec ce respect mêlé de cordialité qu’il avait témoigné à cette belle demoiselle. Elle prit le parti de s’adresser à elle dans ce grand embarras ; elle la pria d’interposer son crédit pour engager le Huron à se faire baptiser de la même manière que les Bretons, ne croyant pas que son neveu pût jamais être chrétien s’il persistait à vouloir être baptisé dans l’eau courante.

Mlle de Saint-Yves rougit du plaisir secret qu’elle sentait d’être chargée d’une si importante commission. Elle s’approcha modestement de l’Ingénu, et, lui serrant la main d’une manière tout à fait noble : « Est-ce que vous ne ferez rien pour moi ? » lui dit-elle ; et en prononçant ces mots elle baissait les yeux, et les relevait avec une grâce attendrissante. « Ah ! tout ce que vous voudrez, mademoiselle, tout ce que vous me commanderez : baptême d’eau, baptême de feu[1], baptême de sang, il n’y a rien que je vous refuse. » Mlle de Saint-Yves eut la gloire de faire en deux paroles ce que ni les empressements du prieur, ni les interrogations réitérées du bailli, ni les raisonnements même de monsieur l’évêque, n’avaient pu faire. Elle sentit son triomphe ; mais elle n’en sentait pas encore toute l’étendue.

Le baptême fut administré et reçu avec toute la décence, toute la magnificence, tout l’agrément possibles. L’oncle et la tante cédèrent à M. l’abbé de Saint-Yves et à sa sœur l’honneur de tenir l’Ingénu sur les fonts. Mlle de Saint-Yves rayonnait de joie de se voir marraine. Elle ne savait pas à quoi ce grand titre l’asservissait ; elle accepta cet honneur sans en connaître les fatales conséquences.

Comme il n’y a jamais eu de cérémonie qui ne fût suivie d’un

  1. Voyez tome XVII, page 540.