Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/286

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grand dîner, on se mit à table au sortir du baptême. Les goguenards de Basse-Bretagne dirent qu’il ne fallait pas baptiser son vin. Monsieur le prieur disait que le vin, selon Salomon, réjouit le cœur de l’homme. Monsieur l’évêque ajoutait que le patriarche Juda devait lier son ânon à la vigne, et tremper son manteau dans le sang du raisin, et qu’il était bien triste qu’on n’en pût faire autant en Basse-Bretagne, à laquelle Dieu a dénié les vignes. Chacun tâchait de dire un bon mot sur le baptême de l’Ingénu, et des galanteries à la marraine. Le bailli, toujours interrogant, demandait au Huron s’il serait fidèle à ses promesses. « Comment voulez-vous que je manque à mes promesses, répondit le Huron, puisque je les ai faites entre les mains de Mlle  de Saint-Yves ? »

Le Huron s’échauffa ; il but beaucoup à la santé de sa marraine. « Si j’avais été baptisé de votre main, dit-il, je sens que l’eau froide qu’on m’a versée sur le chignon m’aurait brûlé. » Le bailli trouva cela trop poétique, ne sachant pas combien l’allégorie est familière au Canada. Mais la marraine en fut extrêmement contente.

On avait donné le nom d’Hercule au baptisé. L’évêque de Saint-Malo demandait toujours quel était ce patron dont il n’avait jamais entendu parler. Le jésuite, qui était fort savant, lui dit que c’était un saint qui avait fait douze miracles. Il y en avait un treizième qui valait les douze autres, mais dont il ne convenait pas à un jésuite de parler : c’était celui d’avoir changé cinquante filles en femmes en une seule nuit. Un plaisant qui se trouva là releva ce miracle avec énergie. Toutes les dames baissèrent les yeux, et jugèrent à la physionomie de l’Ingénu qu’il était digne du saint dont il portait le nom.


CHAPITRE V.

L’INGÉNU AMOUREUX.


Il faut avouer que depuis ce baptême et ce dîner Mlle  de Saint-Yves souhaita passionnément que monsieur l’évêque la fît encore participante de quelque beau sacrement avec M. Hercule l’Ingénu. Cependant, comme elle était bien élevée et fort modeste, elle n’osait convenir tout à fait avec elle-même de ses tendres sentiments ; mais, s’il lui échappait un regard, un mot, un geste, une pensée, elle enveloppait tout cela d’un voile de pudeur infiniment aimable. Elle était tendre, vive et sage.