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LE MONDE COMME IL VA,


jour même dans les secrets de la dame : elle lui confia son goût pour le jeune mage, l’assura que dans toutes les maisons de Persépolis il trouverait l’équivalent de ce qu’il avait vu dans la sienne. Babouc conclut qu’une telle société ne pouvait subsister ; que la jalousie, la discorde, la vengeance, devaient désoler toutes les maisons ; que les larmes et le sang devaient couler tous les jours ; que certainement les maris tueraient les galants de leurs femmes, ou en seraient tués ; et qu’enfin Ituriel faisait fort bien de détruire tout d’un coup une ville abandonnée à de continuels désastres.


V. Il était plongé dans ces idées funestes, quand il se présenta à la porte un homme grave, en manteau noir, qui demanda humblement à parler au jeune magistrat. Celui-ci, sans se lever, sans le regarder, lui donna fièrement, et d’un air distrait, quelques papiers, et le congédia. Babouc demanda quel était cet homme. La maîtresse de la maison lui dit tout bas : « C’est un des meilleurs avocats de la ville ; il y a cinquante ans qu’il étudie les lois. Monsieur, qui n’a que vingt-cinq ans, et qui est satrape[1] de loi depuis deux jours, lui donne à faire l’extrait d’un procès qu’il doit juger, qu’il n’a pas encore examiné. — Ce jeune étourdi fait sagement, dit Babouc, de demander conseil à un vieillard ; mais pourquoi n’est-ce pas ce vieillard qui est juge ? — Vous vous moquez, lui dit-on ; jamais ceux qui ont vieilli dans les emplois laborieux et subalternes ne parviennent aux dignités. Ce jeune homme a une grande charge, parce que son père est riche, et qu’ici le droit de rendre la justice s’achète comme une métairie[2]. — Ô mœurs ! ô malheureuse ville ! s’écria Babouc ; voilà le comble du désordre ; sans doute, ceux qui ont ainsi acheté le droit de juger vendent leurs jugements : je ne vois ici que des abîmes d’iniquité. »

Comme il marquait ainsi sa douleur et sa surprise, un jeune guerrier, qui était revenu ce jour même de l’armée, lui dit : « Pourquoi ne voulez-vous pas qu’on achète les emplois de la

  1. Satrape de loi signifie ici conseiller au parlement. Il arrivait souvent aux conseillers-rapporteurs de charger quelque avocat de faire les extraits des procès à juger.
  2. Voltaire n’a cessé de s’élever contre la vénalité des offices de judicature, et c’est la suppression de la vénalité qui l’avait rendu partisan des mesures prises en 1771. Voyez l’Histoire du Parlement, chapitre lxix, tome XVI, pages 107-108, dans les Mélanges, année 1771, différentes pièces relatives au parlement Maupeou ; dans la Correspondance, la lettre à Mme  de Florian, du 1er avril 1771, et autres lettres.