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VISION DE BABOUC.


robe ? J’ai bien acheté, moi, le droit d’affronter la mort à la tête de deux mille hommes, que je commande ; il m’en a coûté quarante mille dariques d’or, cette année, pour coucher sur la terre trente nuits de suite en habit rouge, et pour recevoir ensuite deux bons coups de flèches dont je me sens encore. Si je me ruine pour servir l’empereur persan, que je n’ai jamais vu, monsieur le satrape de robe peut bien payer quelque chose pour avoir le plaisir de donner audience à des plaideurs. » Babouc, indigné, ne put s’empêcher de condamner dans son cœur un pays où l’on mettait à l’encan les dignités de la paix et de la guerre ; il conclut précipitamment que l’on y devait ignorer absolument la guerre et les lois, et que, quand même Ituriel n’exterminerait pas ces peuples, ils périraient par leur détestable administration.

Sa mauvaise opinion augmenta encore à l’arrivée d’un gros homme qui, ayant salué très-familièrement toute la compagnie, s’approcha du jeune officier, et lui dit : « Je ne peux vous prêter que cinquante mille dariques d’or, car, en vérité, les douanes de l’empire ne m’en ont rapporté que trois cent mille cette année. » Babouc s’informa quel était cet homme qui se plaignait de gagner si peu ; il apprit qu’il y avait dans Persépolis quarante[1] rois plébéiens qui tenaient à bail l’empire de Perse, et qui en rendaient quelque chose au monarque.


VI. Après dîner il alla dans un des plus superbes temples de la ville ; il s’assit au milieu d’une troupe de femmes et d’hommes qui étaient venus là pour passer le temps. Un mage parut dans une machine élevée, qui parla longtemps du vice et de la vertu. Ce mage divisa en plusieurs parties ce qui n’avait pas besoin d’être divisé ; il prouva méthodiquement tout ce qui était clair ; il enseigna tout ce qu’on savait. Il se passionna froidement, et sortit suant et hors d’haleine. Toute l’assemblée alors se réveilla, et crut avoir assisté à une instruction. Babouc dit : « Voilà un homme qui a fait de son mieux pour ennuyer deux ou trois cents de ses concitoyens ; mais son intention était bonne : il n’y a pas là de quoi détruire Persépolis. »

Au sortir de cette assemblée, on le mena voir une fête publique qu’on donnait tous les jours de l’année : c’était dans une espèce de basilique, au fond de laquelle on voyait un palais. Les

  1. Quarante est ce qu’on lit dans les éditions depuis 1756. Les éditions de 1748 et 1750 portent soixante et douze. Le nombre des fermiers généraux a varié. Louis XV, en 1755, avait créé vingt nouvelles places. (B.) — Voyez, tome XV, le chapitre xxxi du Précis du Siècle de Louis XV.