Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/338

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Mon géomètre était un citoyen philosophe qui avait daigné quelquefois causer avec moi dans ma chaumière. Je lui dis : « Monsieur, vous avez tâché d’éclairer les badauds de Paris sur le plus grand intérêt des hommes, la durée de la vie humaine. Le ministère a connu par vous seul ce qu’il doit donner aux rentiers viagers, selon leurs différents âges. Vous avez proposé de donner aux maisons de la ville l’eau qui leur manque, et de nous sauver enfin de l’opprobre et du ridicule d’entendre toujours crier à l’eau, et de voir des femmes enfermées dans un cerceau oblong porter deux seaux d’eau, pesant ensemble trente livres, à un quatrième étage auprès d’un privé[1]. Faites-moi, je vous prie, l’amitié de me dire combien il y a d’animaux à deux mains et à deux pieds en France.

LE GÉOMÈTRE.

On prétend qu’il y en a environ vingt millions, et je veux bien adopter ce calcul très-probable[2], en attendant qu’on le vérifie ; ce qui serait très-aisé, et qu’on n’a pas encore fait, parce qu’on ne s’avise jamais de tout.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Combien croyez-vous que le territoire de France contienne d’arpents ?

LE GÉOMÈTRE.

Cent trente millions, dont presque la moitié est en chemins, en villes, villages, landes, bruyères, marais, sables, terres stériles, couvents inutiles, jardins de plaisance plus agréables qu’utiles, terrains incultes, mauvais terrains mal cultivés. On pourrait réduire les terres d’un bon rapport à soixante et quinze millions d’arpents carrés ; mais comptons-en quatre-vingt millions : on ne saurait trop faire pour sa patrie.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Combien croyez-vous que chaque arpent rapporte l’un dans l’autre, année commune, en blés, en semence de toute espèce,

  1. Ce géomètre est feu M. Deparcieux, de l’Académie des sciences. Il a donné l’Essai sur la probabilité de la vie humaine, et un projet pour amener à Paris l’eau de la rivière d’Yvette. C’était un excellent citoyen qui avait du talent pour la mécanique pratique, mais il n’était pas géomètre. Le célèbre Halley s’était occupé avant lui des probabilités de la vie humaine. (K.)
  2. Cela est prouvé par les mémoires des intendants, faits à la fin du xviie siècle, combinés avec le dénombrement par feux, composé en 1753 par ordre de M. le comte d’Argenson, et surtout avec l’ouvrage très-exact de M. de Messance, fait sous les yeux de M. l’intendant de La Michaudière, l’un des hommes les plus éclairés. (Note de Voltaire.)