Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/340

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Quoi ! si chacun avait une portion égale, comme dans l’âge d’or, chacun n’aurait que cinq louis d’or par an ?

LE GÉOMÈTRE.

Pas davantage, suivant notre calcul, que j’ai un peu enflé. Tel est l’état de la nature humaine. La vie et la fortune sont bien bornées : on ne vit à Paris, l’un portant l’autre, que vingt-deux à vingt-trois ans ; et l’un portant l’autre, on n’a tout au plus que cent vingt livres par an à dépenser : c’est-à-dire que votre nourriture, votre vêtement, votre logement, vos meubles, sont représentés par la somme de cent vingt livres.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Hélas ! que vous ai-je fait pour m’ôter ainsi la fortune et la vie ? Est-il vrai que je n’aie que vingt-trois ans à vivre, à moins que je ne vole la part de mes camarades ?

LE GÉOMÈTRE.

Cela est incontestable dans la bonne ville de Paris ; mais de ces vingt-trois ans il en faut retrancher au moins dix de votre enfance : car l’enfance n’est pas une jouissance de la vie, c’est une préparation, c’est le vestibule de l’édifice, c’est l’arbre qui n’a pas encore donné de fruits, c’est le crépuscule d’un jour. Retranchez des treize années qui vous restent le temps du sommeil et celui de l’ennui, c’est au moins la moitié : reste six ans et demi que vous passez dans le chagrin, les douleurs, quelques plaisirs, et l’espérance[1].

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Miséricorde ! votre compte ne va pas à trois ans d’une existence supportable.

LE GÉOMÈTRE.

Ce n’est pas ma faute. La nature se soucie fort peu des individus. Il y a d’autres insectes qui ne vivent qu’un jour, mais dont l’espèce dure à jamais. La nature est comme ces grands princes qui comptent pour rien la perte de quatre cent mille hommes, pourvu qu’ils viennent à bout de leurs augustes desseins.

  1. S’il est question de la vie physique et individuelle de l’homme considéré comme un être doué de raison, ayant des idées, de la mémoire, des affections morales, elle doit commencer avant dix ans. S’il est question de la vie considérée par rapport à la société, on doit la commencer plus tard. D’ailleurs, pour évaluer la durée de la vie prise dans un de ces deux sens, il faudrait prendre une autre méthode : évaluer la durée de la vie réelle par toutes les durées de la vie physique, et en former ensuite une vie mitoyenne ; on aurait un résultat différent, mais qui conduirait aux mêmes réflexions. Le temps où la jouissance entière de nos facultés nous permet de prétendre au bonheur se réduirait toujours à un bien petit nombre d’années. (K.)