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L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Quarante écus, et trois ans à vivre ! quelle ressource imagineriez-vous contre ces deux malédictions ?

LE GÉOMÈTRE.

Pour la vie, il faudrait rendre dans Paris l’air plus pur, que les hommes mangeassent moins, qu’ils fissent plus d’exercice, que les mères allaitassent leurs enfants, qu’on ne fût plus assez malavisé pour craindre l’inoculation : c’est ce que j’ai déjà dit[1] ; et pour la fortune, il n’y a qu’à se marier, et faire des garçons et des filles.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Quoi ! le moyen de vivre commodément est d’associer ma misère à celle d’un autre ?

LE GÉOMÈTRE.

Cinq ou six misères ensemble font un établissement très-tolérable. Ayez une brave femme, deux garçons et deux filles seulement, cela fait sept cent vingt livres pour votre petit ménage, supposé que justice soit faite, et que chaque individu ait cent vingt livres de rente.

Vos enfants en bas âge ne vous coûtent presque rien ; devenus grands, ils vous soulagent ; leurs secours mutuels vous sauvent presque toutes les dépenses, et vous vivez très-heureusement en philosophe, pourvu que ces messieurs qui gouvernent l’État n’aient pas la barbarie de vous extorquer à chacun vingt écus par an[2] ; mais le malheur est que nous ne sommes plus dans l’âge d’or, où les hommes, nés tous égaux, avaient également part aux productions succulentes d’une terre non cultivée. Il s’en faut beaucoup aujourd’hui que chaque être à deux mains et à deux pieds possède un fonds de cent vingt livres de revenu.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Ah ! vous nous ruinez. Vous nous disiez tout à l’heure que dans un pays où il y a quatre-vingt millions d’arpents de terre assez bonne, et vingt millions d’habitants, chacun doit jouir de cent vingt livres de rente, et vous nous les ôtez.

LE GÉOMÈTRE.

Je comptais suivant les registres du siècle d’or, et il faut

  1. Voltaire a, presque le premier en France, parlé de l’innoculation ; voyez, dans les Mélanges, année 1734, la onzième des Lettres philosophiques.
  2. C’est une plaisanterie. Ceux qui ont dit que la puissance législatrice et exécutrice était copropriétaire de tous les biens n’ont pas prétendu qu’elle eût le droit d’en prendre la moitié, mais seulement la portion nécessaire pour défendre l’État et le bien gouverner. Il n’y a que l’expression qui soit ridicule. (K.)