Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/409

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parler devant le monde, de peur que vos dames d’honneur ne me prissent pour un sorcier : je ne veux me découvrir qu’à vous. »

Formosante, interdite, égarée, enivrée de tant de merveilles, agitée de l’empressement de faire cent questions à la fois, lui demanda d’abord quel âge il avait, « Vingt-sept mille neuf cents ans et six mois, madame ; je suis de l’âge de la petite révolution du ciel que vos mages appellent la précession des équinoxes, et qui s’accomplit en près de vingt-huit mille de vos années. Il y a des révolutions infiniment plus longues : aussi nous avons des êtres beaucoup plus vieux que moi. Il y a vingt-deux mille ans que j’appris le chaldéen dans un de mes voyages ; j’ai toujours conservé beaucoup de goût pour la langue chaldéenne ; mais les autres animaux mes confrères ont renoncé à parler dans vos climats.

— Et pourquoi cela, mon divin oiseau ?

— Hélas ! c’est parce que les hommes ont pris enfin l’habitude de nous manger, au lieu de converser et de s’instruire avec nous. Les barbares ! ne devaient-ils pas être convaincus qu’ayant les mêmes organes qu’eux, les mêmes sentiments, les mêmes besoins, les mêmes désirs, nous avions ce qui s’appelle une âme tout comme eux ; que nous étions leurs frères, et qu’il ne fallait cuire et manger que les méchants ? Nous sommes tellement vos frères que le grand Être, l’Être éternel et formateur, ayant fait un pacte avec les hommes[1], nous comprit expressément dans le traité. Il vous défendit de vous nourrir de notre sang, et à nous, de sucer le vôtre[2].

« Les fables de votre ancien Locman, traduites en tant de langues, seront un témoignage éternellement subsistant de l’heureux commerce que vous avez eu autrefois avec nous. Elles commencent toutes par ces mots : Du temps que les bêtes parlaient[3]. Il est vrai qu’il y a beaucoup de femmes parmi vous qui parlent toujours à leurs chiens ; mais ils ont résolu de ne point répondre depuis qu’on les a forcés à coups de fouet d’aller à la chasse, et d’être les complices du meurtre de nos anciens amis communs, les cerfs, les daims, les lièvres et les perdrix.

« Vous avez encore d’anciens poëmes dans lesquels les chevaux parlent, et vos cochers leur adressent la parole tous les jours ; mais c’est avec tant de grossièreté, et en prononçant des mots si infâmes, que les chevaux, qui vous aimaient tant autrefois, vous détestent aujourd’hui.

  1. Voyez le chapitre ix, v. 10 de la Genèse ; et le chapitre iii, v. 18 et 19 de l’Ecclésiaste. (Note de Voltaire.)
  2. Chapitre ix, v. 4.
  3. La Fontaine, livre IV, fable ire.