Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/433

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à s’embarquer, lui et ses licornes, sur un vaisseau qui, par un vent d’orient favorable, l’avait porté en quatre heures au rivage de cette terre plus célèbre que Tyr et que l’île Atlantide.

La belle Formosante, qui l’avait suivi au bord de la Duina, de la Vistule, de l’Elbe, du Véser, arrive enfin aux bouches du Rhin, qui portait alors ses eaux rapides dans la mer Germanique.

Elle apprend que son cher amant a vogué aux côtes d’Albion ; elle croit voir son vaisseau ; elle pousse des cris de joie dont toutes les dames bataves furent surprises, n’imaginant pas qu’un jeune homme pût causer tant de joie ; et à l’égard du phénix, elles n’en firent pas grand cas, parce qu’elles jugèrent que ses plumes ne pourraient probablement se vendre aussi bien que celles des canards et des oisons de leurs marais. La princesse de Babylone loua ou nolisa deux vaisseaux pour la transporter avec tout son monde dans cette bienheureuse île, qui allait posséder l’unique objet de tous ses désirs, l’âme de sa vie, le dieu de son cœur.

Un vent funeste d’occident s’éleva tout à coup dans le moment même où le fidèle et malheureux Amazan mettait pied à terre en Albion : les vaisseaux de la princesse de Babylone ne purent démarrer. Un serrement de cœur, une douleur amère, une mélancolie profonde, saisirent Formosante : elle se mit au lit, dans sa douleur, en attendant que le vent changeât ; mais il souffla huit jours entiers avec une violence désespérante. La princesse, pendant ce siècle de huit jours, se faisait lire par Irla des romans : ce n’est pas que les Bataves en sussent faire ; mais, comme ils étaient les facteurs de l’univers, ils vendaient l’esprit des autres nations ainsi que leurs denrées. La princesse fit acheter chez Marc-Michel Rey[1] tous les contes que l’on avait écrits chez les Ausoniens et chez les Welches[2], et dont le débit était défendu sagement chez ces peuples pour enrichir les Bataves ; elle espérait qu’elle trouverait dans ces histoires quelque aventure qui ressemblerait à la sienne, et qui charmerait sa douleur. Irla lisait, le phénix disait son avis, et la princesse ne trouvait rien dans la Paysanne parvenue, ni dans Tansaï, ni dans le Sofa, ni dans les Quatre Facardins[3], qui eût le moindre rapport à ses aventures ;

  1. Librairie d’Amsterdam.
  2. En Italie et en France.
  3. Dans l’édition de 1768 avec sommaires, au lieu de ces mots : ni dans les Quatre Facardins, on lit : ni dans Candide. Cette variante est-elle un épigramme d’un ennemi de Voltaire ? est-ce une plaisanterie de Voltaire pour donner l’idée qu’il n’était pas l’auteur de la Princesse de Babylone ? Je n’ose prononcer. (B.) — La Paysanne parvenue est du chevalier de Mouhy ; Tansaï et le Sofa sont de Crébillon fils, et Hamilton est auteur des Quatre Facardins.