Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/450

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interrogeaient les passants, ceux-ci répondaient par signes ; si on entrait dans une hôtellerie, le maître de la maison enseignait aux gens en trois paroles qu’il n’y avait rien dans la maison, et qu’on pouvait envoyer chercher à quelques milles les choses dont on avait un besoin pressant.

Quand on demandait à ces silenciaires s’ils avaient vu passer la belle princesse de Babylone, ils répondaient avec moins de brièveté : « Nous l’avons vue, elle n’est pas si belle : il n’y a de beau que les teints basanés ; elle étale une gorge d’albâtre qui est la chose du monde la plus dégoûtante, et qu’on ne connaît presque point dans nos climats. »

Amazan avançait vers la province arrosée du Bétis. Il ne s’était pas écoulé plus de douze mille années depuis que ce pays avait été découvert par les Tyriens, vers le même temps qu’ils firent la découverte de la grande île Atlantique, submergé quelques siècles après. Les Tyriens cultivèrent la Bétique, que les naturels du pays laissaient en friche, prétendant qu’ils ne devaient se mêler de rien, et que c’était aux Gaulois leurs voisins à venir cultiver leurs terres. Les Tyriens avaient amené avec eux des Palestins[1], qui, dès ce temps-là, couraient dans tous les climats, pour peu qu’il y eût de l’argent à gagner. Ces Palestins, en prêtant sur gages à cinquante pour cent, avaient attiré à eux presque toutes les richesses du pays. Cela fit croire aux peuples de la Bétique que les Palestins étaient sorciers ; et tous ceux qui étaient accusés de magie étaient brûlés sans miséricorde par une compagnie de druides qu’on appelait les rechercheurs, ou les anthropokaies[2]. Ces prêtres les revêtaient d’abord d’un habit de masque, s’emparaient de leurs biens, et récitaient dévotement les propres prières des Palestins tandis qu’on les cuisait à petit feu por l’amor de Dios.

La princesse de Babylone avait mis pied à terre dans la ville qu’on appela depuis Sevilla. Son dessein était de s’embarquer sur le Bétis pour retourner par Tyr à Babylone revoir le roi Bélus son père, et oublier, si elle pouvait, son infidèle amant, ou bien le demander en mariage. Elle fit venir chez elle deux Palestins qui faisaient toutes les affaires de la cour. Ils devaient lui fournir trois

  1. Palestins désigne les Juifs originaires de la Palestine ou Judée.
  2. Le mot anthropokaies est irrégulièrement formé. Il faudrait anthropokaustes, qui signifie brûleurs d’hommes, et non rechercheurs, comme le donne à penser Voltaire, qui probablement n’aura pas osé traduire le mot. (B.) — Cette faute a été relevée par Larcher dans son Supplément à la Philosophie de l’histoire, page 292 de la seconde édition.