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saire : donc nos maîtres, n’ayant pas même le nécessaire, accomplissent la loi de la pauvreté à la rigueur.

« Quant aux dogmes, notre Dieu n’écrivit jamais rien, et nous savons écrire : donc c’est à nous d’écrire les dogmes ; aussi les avons-nous fabriqués avec le temps selon le besoin. Par exemple nous avons fait du mariage le signe visible d’une chose invisible : cela fait que tous les procès suscités pour cause de mariage ressortissent de tous les coins de l’Europe à notre tribunal de Roume, parce que nous seuls pouvons voir les choses invisibles. C’est une source abondante de trésors qui coule dans notre chambre sacrée des finances pour étancher la soif de notre pauvreté. »

Je lui demandai si la chambre sacrée n’avait pas encore d’autres ressources. « Nous n’y avons pas manqué, dit-il ; nous tirons parti des vivants et des morts. Par exemple, dès qu’une âme est trépassée nous l’envoyons dans une infirmerie ; nous lui faisons prendre médecine dans l’apothicairerie des âmes ; et vous ne sauriez croire combien cette apothicairerie nous vaut d’argent.

— Comment cela, monsignor ? car il me semble que la bourse d’une âme est d’ordinaire assez mal garnie.

— Cela est vrai, signor ; mais elles ont des parents qui sont bien aises de retirer leurs parents morts de l’infirmerie, et de les faire placer dans un lieu plus agréable. Il est triste pour une âme de passer toute une éternité à prendre médecine. Nous composons avec les vivants : ils achètent la santé des âmes de leurs défunts parents, les uns plus cher, les autres à meilleur compte, selon leurs facultés. Nous leur délivrons des billets pour l’apothicairerie. Je vous assure que c’est un de nos meilleurs revenus.

— Mais, monsignor, comment ces billets parviennent-ils aux âmes ? »

Il se mit à rire. « C’est l’affaire des parents, dit-il ; et puis ne vous-ai-je pas dit que nous avons un pouvoir incontestable sur les choses invisibles ? »

Ce monsignor me paraît bien dessalé ; je me forme beaucoup avec lui, et je me sens déjà tout autre.


QUINZIÈME LETTRE
D’AMABED.


Tu dois savoir, mon cher Shastasid, que le cicéron à qui monsignor m’a recommandé, et dont je t’ai dit un mot dans mes