Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/497

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précédentes lettres, est un homme fort intelligent qui montre aux étrangers les curiosités de l’ancienne Roume et de la nouvelle. L’une et l’autre, comme tu le vois, ont commandé aux rois ; mais les premiers Romains acquirent leur pouvoir par leur épée, et les derniers par leur plume. La discipline militaire donna l’empire aux césars, dont tu connais l’histoire ; la discipline monastique donne une autre espèce d’empire à ces vice-dieu qu’on appelle papes. On voit des processions dans la même place où l’on voyait autrefois des triomphes. Les cicérons expliquent tout cela aux étrangers ; ils leur fournissent des livres et des filles. Pour moi, qui ne veux pas faire d’infidélité à ma belle Adaté, tout jeune que je suis, je me borne aux livres, et j’étudie principalement la religion du pays, qui me divertit beaucoup.

Je lisais avec mon cicéron l’histoire de la vie du Dieu du pays : elle est fort extraordinaire. C’était un homme qui séchait des figuiers d’une seule parole[1], qui changeait l’eau en vin[2], et qui noyait des cochons[3]. Il avait beaucoup d’ennemis : tu sais qu’il était né dans une bourgade appartenant à l’empereur de Roume. Ses ennemis étaient malins ; ils lui demandèrent un jour s’ils devaient payer le tribut à l’empereur ; il leur répondit : Rendez au prince ce qui est au prince : mais rendez à Dieu ce qui est à Dieu[4]. Cette réponse me paraît sage ; nous en parlions, mon cicéron et moi, lorsque monsignor est entré. Je lui ai dit beaucoup de bien de son dieu, et je l’ai prié de m’expliquer comment sa chambre des finances observait ce précepte en prenant tout pour elle, et en ne donnant rien à l’empereur : car tu dois savoir que, bien que les Romains aient un vice-dieu, ils ont un empereur aussi auquel même ils donnent le titre de roi des Romains. Voici ce que cet homme très-avisé m’a répondu :

« Il est vrai que nous avons un empereur ; mais il ne l’est qu’en peinture. Il est banni de Roume ; il n’y a pas seulement une maison ; nous le laissons habiter auprès d’un grand fleuve[5] qui est gelé quatre mois de l’année, dans un pays dont le langage écorche nos oreilles. Le véritable empereur est le pape, puisqu’il règne dans la capitale de l’empire. Ainsi Rendez à l’empereur veut dire Rendez au pape ; Rendez à Dieu signifie encore Rendez au pape, puisqu’en effet il est vice-dieu. Il est seul le maître de tous

  1. Matthieu, xxi, 19.
  2. Jean, ii, 7-9.
  3. Matthieu, viii, 32 ; Marc, v, 13 ; Luc, viii, 33.
  4. Matthieu, xxii, 21 ; Marc, xii, 17 ; Luc, xx, 25.
  5. Le Danube.