Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/571

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Nous partîmes ; les gens de l’équipage, en voyant la sérénité sur le visage de Freind, croyaient que nous faisions un voyage de plaisir. Mais, quand il n’avait que moi pour témoin, ses soupirs m’expliquaient assez sa douleur profonde. Je m’applaudissais quelquefois en secret de l’honneur de consoler une si belle âme. Un vent d’ouest nous retint longtemps à la hauteur des Sorlingues. Nous fûmes obligés de diriger notre route vers la Nouvelle-Angleterre. Que d’informations nous fîmes sur toute la côte ! Que de temps et de soins perdus ! Enfin un vent de nord-est s’étant levé, nous tournâmes vers Maryland. C’est là qu’on nous dépeignit Jenni, la Clive-Hart, et leurs compagnons.

Ils avaient séjourné sur la côte pendant plus d’un mois, et avaient étonné toute la colonie par des débauches et des magnificences inconnues jusqu’alors dans cette partie du globe ; après quoi ils étaient disparus, et personne ne savait de leurs nouvelles.

Nous avançâmes dans la baie avec le dessein d’aller jusqu’à Baltimore prendre de nouvelles informations.


CHAPITRE VII.

CE QUI ARRIVA EN AMÉRIQUE.


Nous trouvâmes dans la route, sur la droite, une habitation très-bien entendue. C’était une maison basse, commode et propre, entre une grange spacieuse et une vaste étable, le tout entouré d’un jardin où croissaient tous les fruits du pays. Cet enclos appartenait à un vieillard qui nous invita à descendre dans sa retraite. Il n’avait pas l’air d’un Anglais, et nous jugeâmes bientôt à son accent qu’il était étranger. Nous ancrâmes ; nous descendîmes ; ce bonhomme nous reçut avec cordialité, et nous donna le meilleur repas qu’on puisse faire dans le nouveau monde.

Nous lui insinuâmes discrètement notre désir de savoir à qui nous avions l’obligation d’être si bien reçus. « Je suis, dit-il, un de ceux que vous appelez sauvages ; je naquis sur une des montagnes bleues qui bordent cette contrée, et que vous voyez à l’occident. Un gros vilain serpent à sonnette m’avait mordu dans mon enfance sur une de ces montagnes ; j’étais abandonné ; j’allais mourir. Le père de milord Baltimore d’aujourd’hui me rencontra, me mit entre les mains de son médecin, et je lui dus la vie. Je lui rendis bientôt ce que je lui devais, car je lui sauvai la sienne dans un combat contre une horde voisine. Il me donna pour récompense cette habitation, où je vis heureux. »