Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/572

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M. Freind lui demanda s’il était de la religion du lord Baltimore. « Moi ! dit-il, je suis de la mienne ; pourquoi voudriez-vous que je fusse de la religion d’un autre homme ? » Cette réponse courte et énergique nous fit rentrer un peu en nous-mêmes. « Vous avez donc, lui dis-je, votre dieu et votre loi ?

— Oui, nous répondit-il avec une assurance qui n’avait rien de la fierté ; mon dieu est là », et il montra le ciel ; « ma loi est là-dedans », et il mit la main sur son cœur. M. Freind fut saisi d’admiration, et, me serrant la main : « Cette pure nature, me dit-il, en sait plus que tous les bacheliers qui ont raisonné avec nous dans Barcelone. »

Il était pressé d’apprendre, s’il se pouvait, quelque nouvelle certaine de son fils Jenni. C’était un poids qui l’oppressait. Il demanda si on n’avait pas entendu parler de cette bande de jeunes gens qui avaient fait tant de fracas dans les environs. « Comment ! dit le vieillard, si on m’en a parlé ! Je les ai vus, je les ai reçus chez moi, et ils ont été si contents de ma réception qu’ils sont partis avec une de mes filles. »

Jugez quel fut le frémissement et l’effroi de mon ami à ce discours. Il ne put s’empêcher de s’écrier dans son premier mouvement : « Quoi ! votre fille a été enlevée par mon fils !

— Bon Anglais, lui repartit le vieillard, ne te fâche point ; je suis très-aise que celui qui est parti de chez moi avec ma fille soit ton fils, car il est beau, bien fait, et paraît courageux. Il ne m’a point enlevé ma chère Parouba : car il faut que tu saches que Parouba est son nom, parce que Parouba est le mien. S’il m’avait pris ma Parouba, ce serait un vol ; et mes cinq enfants mâles, qui sont à présent à la chasse dans le voisinage, à quarante ou cinquante milles d’ici, n’auraient pas souffert cet affront. C’est un grand péché de voler le bien d’autrui. Ma fille s’en est allée de son plein gré avec ces jeunes gens ; elle a voulu voir le pays : c’est une petite satisfaction qu’on ne doit pas refuser à une personne de son âge. Ces voyageurs me la rendront avant qu’il soit un mois ; j’en suis sûr, car ils me l’ont promis. » Ces paroles m’auraient fait rire, si la douleur où je voyais mon ami plongé n’avait pas pénétré mon âme, qui en était tout occupée.

Le soir, tandis que nous étions prêts à partir et à profiter du vent, arrive un des fils de Parouba tout essoufflé, la pâleur, l’horreur et le désespoir sur le visage. « Qu’as-tu donc, mon fils ? d’où viens-tu ? je te croyais à la chasse ; que t’est-il arrivé ? Es-tu blessé par quelque bête sauvage ?

— Non, mon père, je ne suis point blessé, mais je me meurs.