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SUR LE GOUVERNEMENT

Tandis que les barons, les évêques, les papes, déchiraient[1] tous ainsi l’Angleterre, où tous voulaient commander, le peuple[2], la plus nombreuse, la plus utile, et même la plus vertueuse partie des hommes, composée de ceux qui étudient les lois et les sciences, des négociants, des artisans[3], des laboureurs enfin, qui exercent la première et la plus méprisée des professions ; le peuple, dis-je, était regardé par eux comme des animaux au-dessous de l’homme. Il s’en fallait bien que les communes eussent alors part au gouvernement : c’étaient des vilains ; leur travail, leur sang, appartenaient à leurs maîtres, qui s’appelaient nobles. Le plus grand nombre des hommes était en Europe ce qu’ils sont encore en plusieurs endroits du monde[4], serfs d’un seigneur, espèce de bétail qu’on vend et qu’on achète avec la terre. Il a fallu des siècles pour rendre justice à l’humanité, pour sentir qu’il était horrible que le grand nombre semât et que le petit recueillît[5] ; et n’est-ce pas un bonheur[6] pour les Français que l’autorité de ces petits brigands ait été éteinte en France par la puissance légitime des rois, comme elle l’a été en Angleterre par celle du roi et de la nation ?

Heureusement, dans les secousses que les querelles des rois et des grands donnaient aux empires, les fers des nations se sont plus ou moins relâchés ; la liberté est née en Angleterre des querelles des tyrans ; les barons forcèrent Jean sans Terre et Henri III à accorder cette fameuse charte dont le principal but était à la vérité de mettre les rois dans la dépendance des lords, mais dans laquelle le reste de la nation fut un peu favorisé, afin que dans l’occasion elle se rangeât du parti de ses prétendus protecteurs. Cette grande charte, qui est regardée comme l’origine sacrée des libertés anglaises, fait bien voir elle-même combien peu la liberté était connue. Le titre seul prouve que le roi se croyait absolu de droit, et que les barons et le clergé même ne le forçaient à se relâcher de ce droit prétendu que parce qu’ils étaient les plus forts.

  1. 1734. « Déchiraient ainsi. »
  2. 1734. « Le peuple, la plus nombreuse, la plus vertueuse même, et, par conséquent, la plus respectable partie. »
  3. 1734. « Des artisans, en un mot, de tout ce qui n’était pas tyran ; le peuple, dis-je. »
  4. 1734. « En plusieurs endroits du Nord. »
  5. 1734. « Et que le petit nombre recueillit. »
  6. 1734. « Bonheur pour le genre humain que l’autorité de ces petits brigands ait été éteinte en France par la puissance légitime de nos rois, et en Angleterre par la puissance légitime des rois et du peuple ? »