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LETTRE XIX.

Le principal personnage de la pièce est un drôle à bonnes fortunes, la terreur des maris de Londres, qui, pour être plus sûr de son fait, s’avise de faire courir le bruit que dans sa dernière maladie les chirurgiens ont trouvé à propos de le faire eunuque. Avec cette belle réputation tous les maris lui amènent leurs femmes, et le pauvre homme n’est plus embarrassé que du choix. Il donne surtout la préférence à une petite campagnarde qui a beaucoup d’innocence et de tempérament, et qui fait son mari cocu avec une bonne foi qui vaut mieux que la malice des dames les plus expertes. Cette pièce n’est pas, si vous voulez, l’école des bonnes mœurs, mais en vérité c’est l’école de l’esprit et du bon comique.

Un chevalier Van Brugh[1] a fait des comédies encore plus plaisantes, mais moins ingénieuses. Ce chevalier était un homme de plaisir, et, par-dessus cela, poète et architecte. On prétend qu’il écrivait avec autant de délicatesse et d’élégance qu’il bâtissait grossièrement[2]. C’est lui qui a bâti le fameux château de Blenheim, pesant et durable monument de notre malheureuse bataille d’Hochstedt. Si les appartements étaient seulement aussi larges que les murailles sont épaisses, ce château serait assez commode.

On a mis dans l’épitaphe de Van Brugh qu’on souhaitait que la terre ne lui fût point légère, attendu que de son vivant il l’avait si inhumainement chargée. Ce chevalier, ayant fait un tour en France avant la[3] belle guerre de 1701, fut mis à la Bastille, et y resta quelque temps, sans avoir pu jamais savoir ce qui lui avait attiré cette distinction de la part de notre ministère. Il fit une comédie à la Bastille, et, ce qui est à mon sens fort étrange, c’est qu’il n’y a dans cette pièce aucun trait contre le pays dans lequel il essuya cette violence.

Celui de tous les Anglais qui a porté le plus loin la gloire du théâtre comique est feu M. Congrève[4]. Il n’a fait que peu de pièces, mais toutes sont excellentes dans leur genre. Les règles du théâtre y sont rigoureusement observées. Elles sont pleines de caractères nuancés avec une extrême finesse ; on n’y essuie pas la moindre[5] mauvaise plaisanterie ; vous y voyez partout le langage des

  1. Né vers 1672, mort en 1726.
  2. 1734. « On prétend qu’il écrivait comme il bâtissait, un peu grossièrement, C’est lui qui a bâti ce. »
  3. 1734. « Avant la guerre. » Le mot belle est ajouté dès 1739.
  4. Né en 1672, mort en 1729.
  5. 1734. « La mauvaise. »