Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/199

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
SUR LES GENS DE LETTRES.

consulté que leur goût : ils sont bien loin d’attacher l’infamie à l’art des Sophocle et des Euripide, et de retrancher du corps de leurs citoyens ceux qui se dévouent à réciter devant eux des ouvrages dont leur nation se glorifie.

Du temps de Charles Ier, et dans le commencement de ces guerres civiles commencées par des rigoristes fanatiques qui eux-mêmes en furent enfin les victimes, on écrivait beaucoup contre les spectacles, d’autant plus que Charles Ier et sa femme, fille de notre Henri le Grand, les aimaient extrêmement.

Un docteur, nommé Prynne[1], scrupuleux a toute outrance, qui se serait cru damné s’il avait porté un manteau court au lieu d’une soutane, et qui aurait voulu que la moitié des hommes eût massacré l’autre pour la gloire de Dieu et la propaganda fide, s’avisa d’écrire un fort mauvais livre contre d’assez bonnes comédies qu’on jouait tous les jours très-innocemment devant le roi et la reine. Il cita l’autorité des rabbins et quelques passages de saint Bonaventure, pour prouver que l’Œdipe de Sophocle était l’ouvrage du Malin, que Térence était excommunié ipso facto ; et il ajouta que sans doute Brutus, qui était un janséniste très-sévère, n’avait assassiné César que parce que César, qui était grand-prêtre, avait composé une tragédie d’Œdipe ; enfin il dit que tous ceux qui assistaient à un spectacle étaient des excommuniés qui reniaient leur croyance[2] et leur baptême : c’était outrager le roi et toute la famille royale. Les Anglais respectaient alors Charles I"; ils ne voulurent pas souffrir[3] qu’on excommuniât ce même prince à qui ils firent depuis couper la tête ; M. Prynne fut cité devant la chambre étoilée, condamné à voir son beau livre, dont le P. Le Brun a emprunté le sien[4], brûlé par la main du bourreau, et lui à avoir les oreilles coupées. Son procès[5] se voit dans les actes publics.

On se garde bien en Italie de flétrir l’opéra et d’excommunier le signor Tenezini[6], ou la signora Cuzzoni. Pour moi, j’oserais souhaiter qu’on pût supprimer en France je ne sais quels mauvais livres qu’on a imprimés contre nos spectacles[7]. Lorsque les Italiens et les Anglais apprennent que nous flétrissons de la plus grande

  1. Né en 1600, mort en 1669.
  2. 1734. « Qui reniaient leur chrême et leur baptême. »
  3. 1734. « Souffrir qu’on parlât d’excommunier. »
  4. C’était une déclamation contre les spectacles.
  5. Voyez dans les Mélanges, année 1777, l’article xx du Prix de la justice et de l’humanité.
  6. 1734. « Senozini. »
  7. 1734. « Spectacles ; car lorsque. »