Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/247

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
229
DE LA VERTU ET DU VICE.

Tout ce que le mouton avait de mieux à faire, c’était de ne pas s’écarter du berger et du chien qui pouvait le défendre.

Plût au ciel qu’en effet un Être suprême nous eût donné des lois, et nous eût proposé des peines et des récompenses ! qu’il nous eût dit : Ceci est vice en soi, ceci est vertu en soi. Mais nous sommes si loin d’avoir des règles du bien et du mal que, de tous ceux qui ont osé donner des lois aux hommes de la part de Dieu, il n’y en a pas un qui ait donné la dix millième partie des règles dont nous avons besoin dans la conduite de la vie.

Si quelqu’un infère de tout ceci qu’il n’y a plus qu’à s’abandonner sans réserve à toutes les fureurs de ses désirs effrénés, et que, n’y ayant en soi ni vertu ni vice, il peut tout faire impunément, il faut d’abord que cet homme voie s’il a une armée de cent mille soldats bien affectionnés à son service ; encore risquera-t-il beaucoup en se déclarant ainsi l’ennemi du genre humain. Mais si cet homme n’est qu’un simple particulier, pour peu qu’il ait de raison il verra qu’il a choisi un très-mauvais parti, et qu’il sera puni infailliblement, soit par les châtiments si sagement inventés par les hommes contre les ennemis de la société, soit par la seule crainte du châtiment, laquelle est un supplice assez cruel par elle-même. Il verra que la vie de ceux qui bravent les lois est d’ordinaire la plus misérable. Il est moralement impossible qu’un méchant homme ne soit pas reconnu ; et dès qu’il est seulement soupçonné, il doit s’apercevoir qu’il est l’objet du mépris et de l’horreur. Or, Dieu nous a sagement doués d’un orgueil qui ne peut jamais souffrir que les autres hommes nous haïssent et nous méprisent ; être méprisé de ceux avec qui l’on vit est une chose que personne n’a jamais pu et ne pourra jamais supporter. C’est peut-être le plus grand frein que la nature ait mis aux injustices des hommes ; c’est par cette crainte mutuelle que Dieu a jugé à propos de les lier. Ainsi tout homme raisonnable conclura qu’il est visiblement de son intérêt d’être honnête homme. La connaissance qu’il aura du cœur humain, et la persuasion où il sera qu’il n’y a en soi ni vertu ni vice ne l’empêchera jamais d’être bon citoyen, et de remplir tous les devoirs de la vie. Aussi remarque-t-on que les philosophes (qu’on baptise du nom d’incrédules et de libertins) ont été dans tous les temps les plus honnêtes gens du monde. Sans faire ici une liste de tous les grands hommes de l’antiquité, on sait que La Mothe Le Vayer, précepteur du frère de Louis XIII, Bayle, Locke, Spinosa, milord Shaftesbury, Collins, etc., étaient des hommes d’une vertu rigide ; et ce n’est pas seulement la crainte du mépris des hommes qui a fait leurs ver-