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CONSEILS A UN JOURNALISTE.

de tous les hommes, et le plus de leur goût. Ce n’est pas que dans le fond on ne soit aussi curieux pour le moins de connaître la nature que de savoir ce qu’a fait Sésostris ou Bacchus ; mais il en coûte de l’application pour examiner, par exemple, par quelle machine on pourrait fournir beaucoup d’eau à la ville de Paris, ce qui nous importe pourtant assez ; et on n’a qu’à ouvrir les yeux pour lire les anciens contes qui nous sont transmis sous le nom d’histoires, lesquels on nous répète tous les jours, et qui ne nous importent guère.

Si vous rendez compte de l’histoire ancienne, proscrivez, je vous en conjure, toutes ces déclamations contre certains conquérants. Laissez Juvénal et Boileau donner, du fond de leur cabinet, des ridicules à Alexandre, qu’ils eussent fatigué d’encens s’ils eussent vécu sous lui ; qu’ils appellent Alexandre insensé[1] ; vous, philosophe impartial, regardez dans Alexandre ce capitaine général de la Grèce, semblable à peu près à un Scanderbeg, à un Huniade, chargé comme eux de venger son pays, mais plus heureux, plus grand, plus poli et plus magnifique. Ne le faites pas voir seulement subjuguant tout l’empire de l’ennemi des Grecs, et portant ses conquêtes jusqu’à l’Inde, où s’étendait la domination de Darius ; mais représentez-le donnant des lois au milieu de la guerre, formant des colonies, établissant le commerce, fondant Alexandrie et Scanderon[2], qui sont aujourd’hui le centre du négoce de l’Orient. C’est par là surtout qu’il faut considérer les rois ; et c’est ce qu’on néglige. Quel bon citoyen n’aimera pas mieux qu’on l’entretienne des villes et des ports que César a bâtis, du calendrier qu’il a réformé, etc., que des hommes qu’il a fait égorger ?

Inspirez surtout aux jeunes gens plus de goût pour l’histoire des temps récents, qui est pour nous de nécessité, que pour l’ancienne, qui n’est que de curiosité ; qu’ils songent que la moderne a l’avantage d’être plus certaine, par cela même qu’elle est moderne.

Je voudrais surtout que vous recommandassiez de commencer sérieusement l’étude de l’histoire au siècle qui précède immédiatement Charles-Quint, Léon X, François Ier. C’est là qu’il se fait dans l’esprit humain, comme dans notre monde, une révolution qui a tout changé[3].

  1. Juvénal, satire X, vers 168 ; Boileau, satire VIII, vers 99, 109-110.
  2. Skenderoun est l’Alexandrie de Syrie, à 140 kilomètres d’Alep, à laquelle elle sert de port.
  3. Voici ce qu’on lit de plus ici dans l’édition de 1744 :
    « Constantinople est prise, et la puissance des Turcs est établie en Europe ;