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CONSEILS À UN JOURNALISTE.

parvenu[1], s’exprime comme Pellisson ou Patru ? Une éloquence mâle, noble, ennemie de petits ornements, convient à tous les grands ouvrages. Une pensée trop fine serait une tache dans le Discours sur l’Histoire universelle de l’éloquent Bossuet. Mais dans un ouvrage d’agrément, dans un compliment, dans une plaisanterie, toutes les grâces légères, la naïveté ou la finesse, les plus petits ornements, trouvent leur place. Examinons-nous nous-mêmes. Parlons-nous d’affaires du ton des entretiens d’un repas ? Les livres sont la peinture de la vie humaine ; il en faut de solides, et on en doit permettre d’agréables.

N’oubliez jamais, en rapportant les traits ingénieux de tous ces livres, de marquer ceux qui sont à peu près semblables chez les autres peuples, ou dans nos anciens auteurs. On nous donne peu de pensées que l’on ne trouve dans Sénèque, dans Lucien[2], dans Montaigne, dans Bacon, dans le Spectateur anglais. Les comparer ensemble (et c’est en quoi le goût consiste), c’est exciter les auteurs à dire, s’il se peut, des choses nouvelles ; c’est entretenir l’émulation, qui est la mère des arts. Quelle satisfaction pour un lecteur délicat de voir d’un coup d’œil ces idées qu’Horace a exprimées dans des vers négligés, mais avec des paroles si expressives ; ce que Despréaux a rendu d’une manière si correcte ; ce que Dryden et Rochester ont renouvelé avec le feu de leur génie ! Il en est de ces parallèles comme de l’anatomie comparée, qui fait connaître la nature. C’est par là que vous ferez voir souvent, non-seulement ce qu’un auteur a dit, mais ce qu’il aurait pu dire : car si vous ne faites que le répéter, à quoi bon faire un journal ?

Il y a surtout des anecdotes littéraires sur lesquelles il est toujours bon d’instruire le public, afin de rendre à chacun ce qui lui appartient. Apprenez, par exemple, au public que le Chef-d’œuvre d’un inconnu, ou Mathanasius, est de feu M. de Sallengre, et d’un illustre mathématicien[3] consommé dans tout genre de littérature, et qui joint l’esprit à l’érudition, enfin de tous ceux qui travaillaient à la Haye au Journal littéraire, et que M. de Saint-Hyacinthe fournit la chanson avec beaucoup de remarques. Mais si on ajoute à cette plaisanterie une infâme brochure[4] digne de

  1. Roman de Marivaux, publié en 1735.
  2. Les éditions de 1744, 1765, 1775, portent Gratien, au lieu de Lucien.
  3. Sallengre et S’Gravesande peuvent avoir donné quelques conseils ou fourni quelques citations à Saint-Hyacinthe ; mais ce dernier est l’auteur du Chef-d’œuvre d’un inconnu. (B.)
  4. Déification de l’incomparable docteur Aristarchus Masso, qui parut pour