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LETTRE À M. D***.

l’a un peu disputé au poëme de M. l’abbé du Jarry. Vous jugerez entre ces deux ouvrages. On est donc réduit, monsieur, à accuser l’Académie d’injustice ou de mauvais goût, et peut-être de tous les deux ensemble.

Comme vous voulez savoir mon sentiment sur toutes les choses que je vous écris, je vous dirai ce que je pense en cette occasion de l’Académie française, avec autant de franchise et de naïveté que je vous ai communiqué mes petites remarques sur le poëme de M. l’abbé du Jarry.

Il faut que vous sachiez qu’il n’y a eu que vingt académiciens qui aient assisté au jugement. Parmi ces vingt il y en a quelques-uns qui trouvent Horace plat, Virgile ennuyeux, Homère ridicule. Il n’est pas étonnant que des personnes qui méprisent ces grands génies de l’antiquité estiment les vers de M. l’abbé du Jarry. Les Despréaux, les Racine, les La Fontaine, ne sont plus : nous avons perdu avec eux le bon goût, qu’ils avaient introduit parmi nous : il semble que les hommes ne puissent pas être raisonnables deux siècles de suite. On vit arriver dans le siècle qui suivit celui d’Auguste ce qui arrive aujourd’hui dans le nôtre. Les Lucain succédèrent aux Virgile, les Sénèque aux Cicéron : ces Sénèque et ces Lucain avaient de faux brillants, ils éblouirent ; on courut à eux à la faveur de la nouveauté. Quintilien s’opposa au torrent du mauvais goût. Oh ! que nous aurions besoin d’un Quintilien dans le dix-huitième siècle !

Il paraît de nos jours un homme, du corps de l’Académie, qui veut fonder sa réputation sur celle des anciens, qu’il ne connaît presque point. Il établit, si j’ose m’exprimer ainsi, un nouveau système de poésie. Ses mœurs douces et sa modestie, vertus si rares dans un poète, lui gagnent les cœurs ; sa nouvelle méthode de composer séduit quelques esprits. Plusieurs académiciens le soutiennent, d’autres se conforment sans s’en apercevoir à sa manière de penser ; les du Jarry sont ses disciples. C’est un homme qui abuse de la grande facilité qu’il a à composer, et de celle qu’ont ses amis à approuver tout ce qu’il fait. Il veut saisir toutes sortes de caractères ; il embrasse tout genre d’écrire et n’excelle dans aucun, parce que dans tous il s’écarte des grands modèles, de peur qu’on ne lui reproche de les avoir imités. S’il fait des églogues, s’il compose un poëme, il se donne bien de garde d’écrire dans le goût de Virgile. Lisez ses odes, vous vous apercevrez aisément (comme il le dit lui-même) que ce n’est pas le style d’Horace ; voyez ses fables, certainement vous n’y reconnaîtrez point le caractère de La Fontaine. Il y a pourtant dans les écrits de cet