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VIE DE M. J.-B. ROUSSEAU.

à M. Saurin. Tout le monde l’aida et sollicita pour lui. Ce qui gagnait le plus tous les esprits en sa faveur, c’est que lui-même était outragé indignement dans ces couplets, dont Rousseau l’accusait d’être l’auteur ; et il gémissait à la fois sous la honte des horreurs que la chanson lui attribuait, et sous l’opprobre d’être accusé de cette chanson.

Il fit un factum, moins pour se justifier que pour remercier le public, qui prenait ainsi sa défense : je ne crois pas qu’il y ait aucun ouvrage de cette nature plus adroit et plus véritablement éloquent.

Je ne comprends pas comment M. Rollin peut dire, dans son Traité des Études, que nous n’avons aucun plaidoyer digne d’être transmis à la postérité, et que cette disette vient de la modestie des avocats, qui n’ont point publié leurs factums. Nous avons plus de cinquante plaidoyers imprimés, et plus de mille factums ; mais il n’y en a aucun de comparable à celui de M. Saurin : l’effet qu’il fit ne peut se comprendre ; je me souviens surtout que M. Gaillard, un des juges, en lisant l’endroit que je vais rapporter, s’écria : Si je tenais Rousseau, je le ferais pendre tout à l’heure. Voici le morceau qui fit tant d’impression à ce juge :

« J’avoue que ce n’est point là l’essai d’un scélérat, et qu’il faut être bien habitué à la perfidie pour la pouvoir pousser jusqu’à ces excès ; mais qui en croira-t-on plus capable qu’un homme qui a désavoué son père dès son enfance, qui l’a fait mourir de chagrin par ses ingratitudes, qui lui a refusé les derniers devoirs, qui a calomnié ses maîtres, ses amis, ses bienfaiteurs, qui fait trophée de satires, d’impudence et d’impiété, et qui pousse enfin l’audace jusqu’à me faire demander par mon juge : Comment je nie d’avoir fait les couplets en question, moi qui conserve des épigrammes infâmes ? et ces épigrammes qu’il me reproche de conserver, ce sont les siennes ! »

Pendant qu’on instruisait ce procès, auquel tout Paris s’intéressait, Rousseau parut au Châtelet. Le peuple fut prêt de le lapider. Il était avec un nommé de Brie[1] contre lequel il avait fait autrefois cette sanglante épigramme :

L’usure et la poésie
Ont fait jusques aujourd’hui,
Du fesse-matthieu de Brie,
Les délices et l’ennui ;

  1. Sur de Brie, voyez la note 5 de la page 14.