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VIE DE M. J.-B. ROUSSEAU.

homme comme M. de Voltaire, qui jusque-là avait eu la gloire de ne se jamais servir de son talent pour accabler ses ennemis, eût voulu perdre cette gloire.

Il est vrai qu’il se croyait outragé par Rousseau, et encore plus par ce Desfontaines, qui lui avait en effet les dernières obligations : car on disait que Desfontaines ne lui devait pas moins que la vie. Il est certain qu’il l’avait retiré de Bicêtre, où cet homme avait été enfermé pour des crimes infâmes ; et on assurait que, depuis ce temps, l’abbé Desfontaines avait fait beaucoup de libelles contre son bienfaiteur ; mais enfin il eût été plus beau au chantre du grand Henri de ne se point abaisser à de si indignes sujets. Quoi qu’il en soit, voici l’ode telle qu’elle est parvenue entre nos mains. On y voit un homme qui estime bien ses amis, et qui hait beaucoup ses ennemis[1].

Rousseau avait espéré que son épître au P. Brumoy lui donnerait les suffrages de tous les jésuites ; que celle au sieur Rollin lui donnerait tout le parti janséniste, et que par là il pourrait revenir bientôt à Paris, et avoir des lettres de grâce. On disait même qu’un homme fort riche devait se charger de satisfaire aux dépens, dommages et intérêts dus à la partie civile. Ce dessein paraissait bien concerté. Pour mieux réussir, il fit une ode à la louange du cardinal de Fleury, au sujet de la paix. L’ode fut assez bien reçue du ministre, quoique fort indigne de ses premières odes, et très-mal reçue du public. C’est une espèce de fatalité que cette paix n’ait produit que des odes médiocres ; si vous en exceptez peut-être une du jeune Saurin, fils de celui qui avait eu contre Rousseau ce fameux procès. M. Chauvelin, alors garde des sceaux, fut vivement sollicité pour faire revenir celui qui avait été puni si longtemps. Le sieur Hardion, ci-devant précepteur de M. Dupré de Saint-Maur, s’employa beaucoup dans cette affaire ; mais toutes ces tentatives furent inutiles. Rousseau s’était fermé toutes les portes par une allégorie intitulée le Jugement de Pluton, dans laquelle il représentait un procureur général que Pluton faisait écorcher, et dont il étendait la peau sur un siége. On avait senti trop bien l’application. Il n’y a point de procureur général qui veuille être écorché : l’auteur avait trop oublié la maxime, qu’il ne faut point écrire contre ceux qui peuvent proscrire.

Il avait d’autant plus besoin de retourner en France qu’il ne lui restait presque plus d’asile à Bruxelles, depuis sa disgrâce auprès de M. le duc d’Aremberg. Il passait sa vie chez un banquier,

  1. Ici se trouvait rapportée, en quinze strophes, l’Ode sur l’ingratitude.