Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/39

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
21
À M***.

montée et caracolant autour de la carrière, était une troupe d’écoliers et d’apprentis montés sur des chevaux de louage. Je me sentis une vraie colère contre la dame qui me dit tout cela. Je tâchai de n’en rien croire, et m’en retournai de dépit dans la Cité trouver les marchands et les aldermen qui m’avaient fait si cordialement les honneurs de mes prétendus jeux olympiques.

Je trouvai le lendemain, dans un café malpropre, mal meublé, mal servi, et mal éclairé, la plupart de ces messieurs, qui la veille étaient si affables et d’une humeur si aimable ; aucun d’eux ne me reconnut. Je me hasardai d’en attaquer quelques-uns de conversation ; je n’en tirai point de réponse, ou tout au plus un oui ou un non ; je me figurai qu’apparemment je les avais offensés tous la veille. Je m’examinai, et je tâchai de me souvenir si je n’avais pas donné la préférence aux étoffes de Lyon sur les leurs ; ou si je n’avais pas dit que les cuisiniers français l’emportaient sur les anglais ; que Paris était une ville plus agréable que Londres ; qu’on passait le temps plus agréablement à Versailles qu’à Saint-James, ou quelque autre énormité pareille. Ne me sentant coupable de rien, je pris la liberté de demander à l’un d’eux, avec un air de vivacité qui leur parut fort étrange, pourquoi ils étaient tous si tristes : mon homme me répondit d’un air refrogné qu’il faisait un vent d’est. Dans le moment arriva un de leurs amis qui leur dit avec un visage indifférent : « Molly s’est coupé la gorge ce matin ; son amant l’a trouvée morte dans sa chambre, avec un rasoir sanglant à côté d’elle. » Cette Molly était une fille jeune, belle, et très-riche, qui était prête à se marier avec le même homme qui l’avait trouvée morte. Ces messieurs, qui tous étaient amis de Molly, reçurent la nouvelle sans sourciller. L’un d’eux seulement demanda ce qu’était devenu l’amant : Il a acheté le rasoir, dit froidement quelqu’un de la compagnie.

Pour moi, effrayé d’une mort si étrange, et de l’indifférence de ces messieurs, je ne pus m’empêcher de m’informer quelle raison avait forcé une demoiselle, si heureuse en apparence, à s’arracher la vie si cruellement. On me répondit uniquement qu’il faisait un vent d’est. Je ne pouvais pas comprendre d’abord ce que le vent d’est avait de commun avec l’humeur sombre de ces messieurs et la mort de Molly. Je sortis brusquement du café, et j’allai à la cour, plein de ce beau préjugé français qu’une cour est toujours gaie. Tout y était triste et morne, jusqu’aux filles d’honneur. On y parlait mélancoliquement du vent d’est. Je songeai alors à mon Danois de la veille. Je fus tenté de rire de la fausse idée qu’il avait emportée d’Angleterre ; mais le climat opé-