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DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE VII.

voir de la manière dont nous voyons. On se trompe ; il y faut le secours des autres sens[1]. Si les hommes n’avaient que le sens de la vue, ils n’auraient aucun moyen pour connaître l’étendue en longueur, largeur et profondeur ; et un pur esprit ne la connaîtrait pas peut-être, à moins que Dieu ne la lui révélât. Il est très-difficile de séparer dans notre entendement l’extension d’un objet d’avec les couleurs de cet objet. Nous ne voyons jamais rien que d’étendu, et de là nous sommes tous portés à croire que nous voyons en effet l’étendue. Nous ne pouvons guère distinguer dans notre âme ce jaune, que nous voyons dans un louis d’or, d’avec ce louis d’or dont nous voyons le jaune. C’est comme, lorsque nous entendons prononcer ce mot louis d’or, nous ne pouvons nous empêcher d’attacher malgré nous l’idée de cette monnaie au son que nous entendons prononcer[2].

Si tous les hommes parlaient la même langue, nous serions toujours prêts à croire qu’il y aurait une connexion nécessaire entre les mots et les idées. Or tous les hommes ont ici le même langage, en fait d’imagination. La nature leur dit à tous : Quand vous aurez vu des couleurs pendant un certain temps, votre imagination vous représentera à tous, de la même façon, les corps auxquels ces couleurs semblent attachées. Ce jugement prompt et involontaire que vous formerez vous sera utile dans le cours de votre vie : car s’il fallait attendre, pour estimer les distances, les grandeurs, les situations de tout ce qui vous environne, que vous eussiez examiné des angles et des rayons visuels, vous seriez morts avant que de savoir si les choses dont vous avez

  1. Tout, cela est vérifié par l’illusion que donne le stéréoscope. (D.)
  2. Il est très-vraisemblable qu’un être borné au sens de la vue parviendrait d’abord à voir les objets comme placés sur un même plan, mais avec l’étendue et les contours qu’ils ont sur ce plan, puisque c’est là le seul moyen d’ordonner entre elles les sensations successives qu’il éprouverait : ce tableau ne lui paraîtrait pas difficile au premier instant, mais il apprendrait par l’habitude à distinguer les objets et à les placer. Par la même raison, du moment où il aura une idée de l’espace et du mouvement rapportés à ce plan, pourquoi, en ordonnant ses sensations successives, en voyant le même objet devenir plus visible, occuper plus d’espace sur ce plan, et couvrir successivement d’autres objets, ou bien occuper moins d’espace, faire une impression moins forte, et découvrir peu à peu de nouveaux objets, ne pourrait-il pas se former une idée de l’espace en tout sens, et y ordonner tous les objets qui frappent ses regards ? Sans doute ses idées d’étendue, de distance, ne seraient pas rigoureusement les mêmes que les nôtres, puisque le sens du toucher n’aurait pas contribué à les former ; sans doute ses jugements sur le lieu, la forme, la distance, seraient plus souvent erronés que les nôtres, parce qu’il n’aurait pu les rectifier par le toucher ; mais il est très-probable que c’est à quoi se bornerait toute la différence entre lui et nous. (K.)