Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome23.djvu/264

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
254
ÉLOGE FUNÈBRE DES OFFICIERS

tion malheureuse[1]. Et savons-nous quels étaient ses desseins, ses ressources ? et pouvons-nous, de nos lambris dorés, dont nous ne sommes presque jamais sortis, voir d’un coup d’œil juste le terrain sur lequel on a combattu ? Celui que vous accusez a pu se tromper ; mais il est mort en combattant pour vous ! Quoi ! nos livres, nos écoles, nos déclamations historiques, répéteront sans cesse le nom d’un Cynégire, qui, ayant perdu les bras en saisissant une barque persane, l’arrêtait encore vainement avec les dents ; et nous nous bornerions à blâmer notre compatriote, qui est mort en arrachant ainsi les palissades des retranchements ennemis, au combat d’Exiles, quand il ne pouvait plus les saisir de ses mains blessées[2].

Remplissons-nous l’esprit, à la bonne heure, de ces exemples de l’antiquité, souvent très-peu prouvés, et beaucoup exagérés ; mais qu’il reste au moins place dans nos esprits pour ces exemples de vertu, heureux ou malheureux, que nous ont donnés nos concitoyens. Le jeune Brienne, qui, ayant le bras fracassé à ce combat d’Exiles, monte encore à l’escalade en disant : « Il m’en reste un autre pour mon roi et pour ma patrie », ne vaut-il pas bien un habitant de l’Attique et du Latium ? et tous ceux qui comme lui s’avançaient à la mort, ne pouvant la donner aux ennemis, ne doivent-ils pas nous être plus chers que les anciens guerriers d’une terre étrangère ? N’ont-ils pas même mérité cent fois plus de gloire en mourant sous des boulevards inaccessibles que n’en ont acquis leurs ennemis, qui, en se défendant contre eux avec sûreté, les immolaient sans danger et sans peine ?

Que dirai-je de ceux qui sont morts à la journée de Dettingen, journée si bien préparée, et si mal conduite, et dans laquelle il ne manqua au général[3] que d’être obéi pour mettre fin à la guerre ? Parmi ceux dont l’histoire célébrera la valeur inutile et la mort malheureuse, oubliera-t-on un jeune Boufflers[4], un enfant de dix ans, qui, dans cette bataille, a une jambe cassée, qui la fait couper sans se plaindre, et qui meurt de même ? exemple d’une fermeté rare parmi les guerriers, et unique à cet âge !

Si nous tournons les yeux sur des actions, non pas plus hardies, mais plus fortunées, que de héros dont les exploits et les noms doivent être sans cesse dans notre bouche ! que de terrains

  1. Le chevalier de Belle-Isle. (Note de Voltaire.)
  2. Voyez, tome XV, le chapitre XXII du Précis du Siècle de Louis XV.
  3. Le maréchal de Noailles ; voyez, tome XV, le chapitre X du Précis du Siècle de Louis XV.
  4. Boufflers de Remiancourt, neveu du duc de Boufflers. (Note de Voltaire.)