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SUR PIERRE LE GRAND.


ration de cet acte, le père promit à son fils de lui laisser la vie. Il n’était pas hors de vraisemblance qu’un tel acte serait un jour annulé. Le czar, pour lui donner plus de force, oubliant qu’il était père, et se souvenant seulement qu’il était fondateur d’un empire que son fils pouvait replonger dans la barbarie, fit instruire publiquement le procès de ce prince infortuné, sur quelques réticences qu’on lui reprochait dans l’aveu qu’on avait d’abord exigé de lui.

On assembla des évêques, des abbés, et des professeurs, qui trouvèrent dans l’Ancien Testament que ceux qui maudissent leur père et leur mère doivent être mis à mort ; qu’à la vérité David avait pardonné à son fils Absalon, révolté contre lui, mais que Dieu n’avait pas pardonné à Absalon. Tel fut leur avis sans rien conclure ; mais c’était en effet signer un arrêt de mort[1]. Alexis n’avait, à la vérité, jamais maudit son père ; il ne s’était point révolté comme Absalon ; il n’avait point couché publiquement avec les concubines du roi : il avait voyagé sans la permission paternelle, et il avait écrit des lettres à ses amis, par lesquelles il marquait seulement qu’il espérait qu’on se souviendrait un jour de lui en Russie. Cependant de cent vingt-quatre juges séculiers qu’on lui donna, il ne s’en trouva pas un qui ne conclût à la mort ; et ceux qui ne savaient pas écrire firent signer les autres pour eux. On a dit dans l’Europe, on a souvent imprimé que le czar s’était fait traduire d’espagnol en russe le procès criminel de don Carlos, ce prince infortuné que Philippe II, son père, avait fait mettre dans une prison, où mourut cet héritier d’une grande monarchie ; mais jamais il n’y eut de procès fait à don Carlos, et jamais on n’a su la manière, soit violente, soit naturelle, dont ce prince mourut. Pierre, le plus despotique des princes, n’avait pas besoin d’exemples. Ce qui est certain, c’est que son fils mourut dans son lit, le lendemain de l’arrêt, et que le czar avait à Moscou une des plus belles apothicaireries de l’Europe. Cependant il est probable que le prince Alexis, héritier de la plus vaste monarchie du monde, condamné unanimement par les sujets de son père, qui devaient être un jour les siens, put mourir de la révolution que fit dans son corps un arrêt si étrange et si funeste. Le père alla voir son fils expirant, et on dit qu’il versa des larmes.

Infelix ! utcunque ferent ea facta minores[2] !

  1. Pour des détails sur le procès d’Alexis, voyez tome XVI, pages 571 et 627.
  2. Virgile, Æn., VI, 822.